
gaspillage alimentaire - 1,3 milliard de tonnes - faible coût de l'alimentation - étude de la FAO - morale contre rationalité économique - initiatives locales
Parmi toutes les tentatives pour assurer l’alimentation de bientôt 8 milliards d’humains tout en préservant la nature, s’attaquer au gaspillage semble l’idée la plus évidente et la première des mesures à mettre en œuvre. Est-ce si simple ?
Le gaspillage alimentaire est important. En 2014, le Monde relayait cette étude de la FAO selon laquelle un tiers de la production mondiale soit 1,3 milliard de tonnes de produits alimentaires (180 kg par personne) seraient ainsi perdues chaque année ! Pertes réparties presque également entre la sphère de la production et ses annexes (stockage, manutention) et l'ensemble transformation-distribution-consommation.
La question est difficile. D'une part, toutes les pertes ne sont pas précisément répertoriées d’autre part, l’ensemble peut être évalué en masse, en valeur ou en fonction de l’impact écologique (dont l’estimation elle-même comprend une part d’arbitraire). Un kilogramme de viande représente une perte plus significative qu’un kilogramme de matière végétale. On peut également distinguer les pertes sur la production (agriculture) des pertes sur les prélèvements (pêche). Toutes ces approches sont source de nombreuses confusions.
Une seconde difficulté résulte d’une sous-estimation du facteur économique au profit d’une indignation morale : « Quoi, jeter quand les gens meurent de faim ! » Nous percevons le gaspillage comme le résultat d’une négligence, d’un manque de soin qu’une meilleure organisation et qu’un peu de bonne volonté devraient suffire à résoudre. Hélas, s’il en était ainsi la question serait réglée depuis longtemps. Le gaspillage résulte au contraire d’une logique économique que l’on peut parfaitement détailler tout au long de la chaîne du producteur jusqu’au consommateur.
La cause principale du gaspillage est désormais le très faible prix de la nourriture industrielle. Une partie des aliments est jetée parce que le coût de leur bonne conservation serait très supérieur à leur propre valeur, rendant économiquement contreproductif tout effort en la matière.
Ce raisonnement s’applique aussi bien aux producteurs qu’aux distributeurs et aux consommateurs (dans les pays les plus développés nous consacrons une part toujours plus faible de nos revenus à notre alimentation).
Economiquement, et parfois même écologiquement parlant, on peut estimer qu’il est préférable de jeter de temps à autre quelques yaourts pris en excès plutôt que d’utiliser son véhicule plus fréquemment pour ajuster au mieux ses achats à sa consommation. C’est là un comportement tout à fait rationnel. De même, le distributeur peut estimer qu’il a économiquement plus à perdre à se trouver en rupture de stock, manquant ainsi des ventes et mécontentant ses clients, qu’à devoir de temps à autre jeter une fraction du rayon des produits périssables.
Bien sûr, des commandes par plus petites quantités permettraient un meilleur ajustement et des gâchis plus limités. Elles sont malheureusement excessivement coûteuses du point de vue administratif et logistique. Elles nécessiteraient notamment plus de transport et de manutentions, deux constituants déterminants du coût des produits. Le fractionnement des commandes ne ferait qu’augmenter les coûts et les impacts écologiques. Même si cela peut choquer, le niveau actuel de gaspillage est donc un compromis économiquement rationnel et nécessaire entre ces coûts et l’intérêt à préserver.
Il s’agit là d’une conséquence de l’industrialisation de l’agriculture qui a fait s’effondrer les coûts de production et donc la valeur des aliments rendant leur conservation non rentable. Paradoxalement, c’est le même mécanisme qui a permis de produire plus et de nourrir toujours plus d'hommes, qui nous conduit à jeter aujourd’hui une partie importante de cette même production. Nous sommes là au cœur du fonctionnement économique de nos sociétés.
Le retour à une économie plus locale, voire familiale permettra peut-être de le réduire mais il s’accompagnera également d’un retour à des conditions antérieures où la nourriture était plus chère et où le coût de l’alimentation représentait une fraction plus importante des revenus des ménages. Plus la nourriture sera précieuse et de qualité, plus les efforts pour la préserver s’avéreront profitables, mais nous devons être conscients de ce que cela signifie en terme de prix des aliments et donc en terme d’accès pour les plus pauvres.
Enfin, le gaspillage nous semble d’autant plus intolérable que l’on place face à face les quantités jetées dans les pays les plus riches et les manques ou même les famines dans les nations les plus pauvres (quoiqu’il existe également des pertes importantes dans les pays moins développés notamment au stade du stockage). Hélas, il y a peu de transferts possibles de l’un à l’autre, jeter moins ici ne conduira guère à disposer de plus ailleurs, les frais de transport et de manutention des produits périssables l’interdisent largement.
Par contre localement, il existe déjà d’intéressantes initiatives soit pour demander aux consommateurs de donner aux plus démunis à la sortie des supermarchés, soit pour demander aux magasins de ne pas jeter les produits arrivant en date limite de consommation (on sait qu’ils sont en réalité souvent consommables quelques jours de plus) mais de les donner aux associations d’aide aux plus pauvres. Ces initiatives participent à une solution partielle mais réaliste au problème. Le risque de constitution durable de populations systématiquement receveuses et d’autres systématiquement donneuses pose d’autres problèmes pour l’équilibre de la société, mais c’est là une question qui sort du strict débat sur le gaspillage.