Par Gilles Lacan, magistrat honoraire

Le référendum d’initiative partagée, introduit dans notre Constitution par la révision du 23 juillet 2008, prévoit qu’une proposition de loi cosignée par le cinquième des membres du Parlement, soit 185 députés ou sénateurs, peut être soumise au référendum si elle recueille le soutien d’un dixième des citoyens inscrits sur les listes électorales, soit un peu plus de 4,5 millions d’électeurs.
Cette proposition de loi doit porter sur l’organisation des pouvoirs publics, des réformes en matière économique, sociale ou environnementale, ou encore la ratification d’un traité. Un tel dispositif ne permet donc ni une révision de la Constitution, ni la révocation d’un élu. Enfin, dans le cas où la proposition de loi a recueilli les soutiens citoyens nécessaires, elle est dans un premier temps transmise au Parlement et c’est seulement si elle n’a pas été examinée dans un délai de six mois par les deux assemblées qu’elle est soumise au référendum.
Entrées en vigueur le 1er janvier 2015, ces dispositions constitutionnelles n’ont jamais été appliquées.
Aujourd’hui, le mouvement des Gilets Jaunes, par la voix de ses porte-paroles, réclame un référendum d’initiative citoyenne (RIC), qui sur plusieurs points importants différerait du référendum d’initiative partagée : le nombre des soutiens citoyens requis pour le provoquer serait ramené à 700 00 électeurs, il pourrait porter sur la révision de la Constitution ou la révocation des élus, enfin le Parlement n’interviendrait à aucun stade de son processus.
Ce dernier aspect du projet est contraire à l’esprit de nos institutions. Loin d’opposer représentation par les élus et expression référendaire, la Constitution veille à les associer, qu’il s’agisse des dispositions relatives à la souveraineté nationale (article 3) ou de celles relatives à l’organisation des référendums (articles 11 et 89). L’intervention directe du peuple dans le processus législatif ne signifie pas, du moins chez les fondateurs de la Ve République, l’exclusion des élus.
Certes, l’exigence de la signature initiale par un cinquième des parlementaires de la proposition de loi référendaire limite l’espace politique de ses auteurs potentiels. Mais ce nombre est normalement atteint par le principal parti d’opposition : il l’était par le PS de 2002 à 2012, il l’est par l’UMP/LR depuis 2012. Ainsi, la capacité de l’opposition à déterminer le contenu d’une pré-campagne référendaire, c’est-à-dire à se battre sur le terrain politique de son choix et à l’imposer au gouvernement, est rendue possible par la révision du 23 juillet 2008. Ce n’est pas là son moindre mérite. La cosignature de la proposition de loi par 185 parlementaires est aussi une garantie de la qualité du texte.
De la même manière, la possibilité de révoquer des élus est une mauvaise idée. L’irrévocabilité des élus, conforme à la tradition républicaine, est la contrepartie logique tant de la durée limitée de leur mandat, que du caractère non impératif de celui-ci. Au demeurant, cette revendication dans les circonstances présentes vise clairement le président Macron : est-il légitime que 700 000 électeurs remettent en cause l’élection d’un homme ayant rassemblé sur son nom près de 21 millions de suffrages ? Avant lui les présidents Sarkozy et Hollande avaient été élus avec près de 19 millions et plus de 18 millions de voix. La démocratie, c’est d’abord le respect de la majorité.
La Constitution, parce qu’elle est la loi fondamentale de la République, ne peut être modifiée que d’une main tremblante, pour reprendre l’expression de Montesquieu. L’article 89 exige que tout projet de révision, avant d’être soumis au référendum ou au vote à la majorité qualifiée du Congrès, ait été adopté en termes identiques par chacune des deux assemblées. Il s’agit là d’une disposition essentielle qui garantit le caractère bicamériste de notre système parlementaire et qui, en même temps, interdit à une majorité de passage de modifier à son profit les règles du jeu.
Les projets de RIC qui circulent actuellement substitueraient à cette double majorité de l’Assemblée nationale et du Sénat une simple initiative citoyenne de quelques centaines de milliers d’électeurs. Quand bien même cette initiative devrait en réunir plusieurs millions, le compte n’y serait pas. L’accord préalable des deux chambres du Parlement garantit la stabilité et la pérennité de nos institutions, sans empêcher leur adaptation aux changements ni leur évolution lorsque cela s’avère nécessaire. La Constitution a déjà été modifiée vingt-quatre fois, c’est déjà beaucoup en soixante ans. Il n’y a pas lieu d’élargir les conditions de la procédure de révision.
En revanche, les initiateurs du RIC critiquent à juste titre le nombre des soutiens requis pour déclencher le référendum d’initiative partagée. Obtenir l’adhésion formelle de quelque 4,5 millions d’électeurs, même en l’espace de neuf mois, délai prévu par la loi organique, semble hors de portée d’un parti politique, en tout cas suffisamment aléatoire pour dissuader celui-ci de tenter l’entreprise.
Il faudrait ramener ce seuil de un dixième à un vingtième du corps électoral, soit environ 2 250 000 électeurs, chiffre déjà très élevé mais qui avait été presque atteint, quoique de manière informelle, par la CGT et plusieurs autres syndicats et associations, lors d’une votation citoyenne sur la privatisation de la poste, organisée du 28 septembre au 3 octobre 2009. Sans logistique administrative autre que celle de municipalités de gauche, ils avaient alors rassemblé plus de 2 120 000 votants en un peu moins d’une semaine.
Enfin, sur un dernier point, le référendum d’initiative partagée mériterait d’être réformé, concernant la phase conclusive du processus. L’article 11 de la Constitution dispose en effet qu’après validation par le Conseil constitutionnel du soutien du dixième au moins des électeurs inscrits, « si la proposition de loi n'a pas été examinée par les deux assemblées dans un délai fixé par la loi organique [six mois], le président de la République la soumet au référendum ».
Cette disposition permet à une majorité parlementaire opposée à la proposition de loi d’éviter qu’elle soit soumise au référendum en se bornant à l’examiner dans le délai fixé, quitte à en modifier le contenu par voie d’amendements, voire à l’enterrer par un vote de rejet. Elle prive d’une grande partie de sa portée l’instauration du référendum d’initiative partagée.
Pour donner toute son effectivité à la réforme de 2008, il suffirait de remplacer le terme « examinée » par le terme « adoptée » dans le corps de l’article 11. Le Parlement aurait alors le choix, soit d’adopter purement et simplement la proposition de loi portée par une large partie de l’électorat, et d’éviter de la sorte la tenue d’un référendum, soit de s’y refuser, ce qui obligerait le président de la République à organiser ce référendum. Le peuple aurait ainsi le dernier mot.
Plusieurs responsables politiques s’effraient à l’idée du RIC ou de l’assouplissement des conditions de mise en œuvre du référendum d’initiative partagée, craignant de voir consulter le peuple sur des sujets comme les traités européens, l’immigration, le rétablissement de l’ISF ou la suppression du Sénat. Mais, d’une part, le peuple est la source ultime de légitimité dans la démocratie : ses représentants n’ont de pouvoir que par délégation, le mandataire ne peut avoir plus de pouvoir que le mandant. D’autre part, le RIC ou le référendum d’initiative partagée ne doivent pas porter sur la Constitution : ainsi, la question de la suppression du Sénat ne pourrait pas être soumise à cette procédure, pas plus du reste que celle du rétablissement de la peine de mort, son abolition étant désormais inscrite dans la Constitution.
Entre technocratie et populisme, la République doit affirmer son autorité. D’autant qu’entre ces deux maux, le plus grand péril aujourd’hui n’est pas forcément celui qu’on croit.