Un article de Gilles Lacan
Une récente étude publiée par Nature vient de faire deux constats plutôt inquiétants. Le premier est qu’en matière climatique, les points de bascule, facteurs d’accélération mécanique du processus de réchauffement, risquent de survenir dans les années qui viennent. Le second est que la situation n’est désormais plus sous contrôle, en raison notamment de l’inertie des gaz à effet de serre déjà accumulés dans l’atmosphère.
Dans ce contexte, la tâche des gouvernements devrait être, d’une part, de réduire fortement les émissions de ces gaz pour diminuer les risques d’une dégradation brutale du climat, à tout le moins pour en différer l’échéance, d’autre part et surtout, de préparer leurs pays aux conséquences d’une telle dégradation, en anticipant les conditions extrêmes causées par le réchauffement et en organisant par avance la résilience.
En France, comme ailleurs, il n’en a rien été. Au cours des trois derniers quinquennats, ce sont à peu près les mêmes politiques qui ont été suivies, tournées vers la mondialisation, la croissance et l’emploi. S’il est vrai que l’écologie est de plus en plus présente dans les discours officiels et les programmes politiques, au fur et à mesure que la conscience du danger progresse dans l’opinion, elle n’a jamais consisté qu’en l’habillage d’un même projet économique dans les différentes déclinaisons de la croissance verte.
Mais la croissance verte est aussi illusoire que le mythe qui la fonde : le découplage entre production des richesses et consommation d’énergie, c’est-à-dire la possibilité de produire plus de richesses avec moins d’énergie. Car un tel découplage n’a jamais existé dans la réalité. Les études effectuées au niveau mondial portant sur les cinquante dernières années montrent au contraire que ces deux grandeurs évoluent toujours dans le même sens, que leurs courbes dans le temps se superposent. Les seules baisses de consommation énergétique relevées localement, notamment en Europe, sont causées par la désindustrialisation des pays concernés, tandis qu’une augmentation équivalente est constatée dans les pays manufacturiers, dont les produits sont ensuite importés par les premiers.
Cette situation appelle deux réorientations radicales : la première concerne la place centrale de l’écologie dans la conduite des affaires publiques, la seconde, plus difficile, consiste en une réévaluation des objectifs que s’assigne la société, avec l’abandon de la notion de progrès.
L’écologie ne peut plus être un simple accompagnement de l’action gouvernementale, elle doit en constituer le principe opérant, ce par rapport à quoi tout prend sens et s’organise. Nous allons entrer dans une économie de guerre comme l’ont été celle de la France entre 1914 et 1918, ou celle des Etats-Unis entre 1941 et 1945, mais pour une période beaucoup plus longue. Nos décisions en matière de production, de consommation, de mix énergétique, de commerce extérieur, de démographie et d’immigration, de protection des frontières et de sécurité intérieure doivent être dictées par l’objectif prioritaire de notre survie collective, si du moins nous ne nous résignons pas à subir l’effondrement.
Pour mener cette politique, il faut un Etat. L’Europe n’en est pas un. Or, notre société va devoir affronter des pénuries d’énergie, de denrées alimentaires, voire d’eau potable, qui risquent de générer un exode urbain chaotique. S’il n’y a pas d’Etat, c’est-à-dire de force publique disposant du monopole de la violence légitime, sous contrôle démocratique, capable d’assurer le respect du droit, cela sera, selon la formule de Hobbes, un « état de guerre de chacun contre chacun ». Et au-delà de ses fonctions régaliennes, l’Etat devra encore assurer le ravitaillement et le logement de la population, avec des pouvoirs de rationnement et de réquisition, veiller à la santé publique, maintenir la recherche.
Certes, les problèmes de protection de la planète sont globaux. Mais s’en remettre pour les résoudre à une gouvernance mondiale, qui n’existe pas, relève de ce que les anglo-saxons appellent le wishful thinking. D’autant que le réchauffement climatique échappant un peu plus chaque année à tout contrôle, l’enjeu majeur devient l’adaptation à ses effets. Et sur ce terrain, chaque peuple ne peut compter que sur lui-même pour assurer sa survie. Nous allons nous engager dans un processus de « compartimentage », tant économique avec la contraction du commerce international et l’abandon de la théorie ricardienne de l’avantage comparatif, que politique avec le retour de l’Etat et des frontières.
Enfin, il faut changer de paradigme : ralentir, réduire notre consommation, notre population, nos déplacements, nos connexions, relocaliser notre économie, protéger notre territoire, revenir aux basses technologies pour la production de nos biens. La différence posée ici avec certains collapsologues est qu’il faut le faire dès maintenant pour survivre, sans attendre d’un effondrement, secrètement espéré, les vertus purificatrices qui ouvriraient une nouvelle ère au genre humain. Nul besoin de réitérer le mythe du déluge ou du grand soir, l’homme ne sera pas meilleur après la catastrophe. Heureusement.