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16 juillet 2024 2 16 /07 /juillet /2024 10:48

Un article de Bernard Bousquet 

Les crises que nous traversons touchent tant de domaines : climatique, écologique, sécuritaire, socio-économique, sanitaire, politique… qu’on pourrait se demander à juste titre si le mécanisme d’effondrement de la civilisation occidentale, entraînant dans son sillage l’économie capitaliste et ses réseaux mondialisés, n’est pas déclenché ! Toujours est-il que les voix de la sacro-sainte croissance paraissent de plus en plus discordantes. La publicité, manipulatrice et uniformisante, porte-drapeau de l’économie formelle ultra libérale, n’a jamais paru autant déconnectée des réalités, a contrario de notre conscience sans cesse plus aigüe des limites planétaires. Signaux d’alarme critiques que nos élus et décideurs, erreur de jugement ou peur de leur avenir politique, ne paraissent pas vouloir écouter ou reconnaître, ces crises pourraient bien se muer en terribles catastrophes, effaçant les effets salvateurs des multiples contre-projets politiques, sociaux, écologiques ou culturels dont la société civile, plus réactive, s’est fait l’écho.

Parmi les causes multiples qui ont déclenché la catastrophe écologique et annoncé l’ère de l’Anthropocène, perçue comme tabou ou victime de calcul politique, la démographie est rarement citée. Sont montrés du doigt en premier les inégalités sociales et le capitalisme mondial. Une majorité de politiques, écologistes compris, rejette l’idée de surpopulation pour la raison même que cette menace serait brandie par des comploteurs pour faire endosser aux peuples défavorisés, notamment africains, la responsabilité de la crise climatique. Disant cela, remarquons que le soupçon de xénophobie ou de racisme n’est plus très loin. Car en matière de démographie le débat échappe facilement à toute rationalité et se dissipe dans le vaste champ des passions. Aujourd’hui encore, les mêmes refusent d’admettre l’idée qu’un trop grand nombre d’humains puisse avoir un impact quelconque sur l’environnement. Un impact qui, selon eux, se limiterait à des émissions massives de gaz à effet de serre (GES) et dont la responsabilité reviendrait aux multinationales et aux pays riches.

Rappelons quelques fondamentaux :

1) sur le plan du dérèglement climatique, l’ « empreinte écologique » (conçue par l’ONG Global Footprint Network) permet de constater que la biocapacité planétaire se réduit d’année en année du seul fait de notre nombre (en Afrique, la biocapacité disponible par habitant a diminué des 2/3 entre 1961 et 2008 - source WWF, 2012). Plus nous sommes nombreux, moins nous avons d’ « hectares globaux » à notre disposition. Cela n’enlève rien au fait qu’une minorité de pays et une minorité de personnes très riches sont les plus gros consommateurs de ressources naturelles, les plus gros émetteurs de GES et les plus gros pollueurs. Mais si un seul Chinois a une empreinte écologique faible comparée à celle d’un Américain, la Chine prise dans son ensemble, avec son énorme population, est de loin le plus gros émetteur de GES de la planète. Le poids démographique a bien un impact délétère sur le climat.

2) l’environnement ne se résume pas qu’au climat, il englobe aussi la biodiversité. Vu sous cet angle, il est difficile d’admettre que l’Europe n’est pas (au moins localement) surpeuplée et que l’emballement démographique de l’Afrique subsaharienne puisse être sans conséquences, au prétexte que les populations pauvres ont peu d’impacts sur le climat ! L’augmentation rapide de la population subsaharienne cause aux écosystèmes naturels et à la diversité biologique des préjudices considérables, auxquels s’ajoutent, bien entendu, les non moins désastreux dommages causés par les ambitions économiques concurrentes des puissances étrangères en Afrique.

Analysons, à titre d’exemple, le cas de la République Démocratique du Congo (RDC). Ce pays renferme 60% de la grande forêt humide d’Afrique centrale, partagée avec cinq autres pays riverains. Pareille superficie rend la RDC dépositaire de la moitié de toutes les forêts humides d’Afrique. Encore en majeure partie intacte (il est difficile d’employer le terme primaire quand on sait que cette forêt fut parcourue et habitée par des peuples autochtones durant des millénaires), elle est le deuxième plus grand massif forestier tropical de la planète, après l’Amazonie. Pourtant, le gouvernement congolais a cédé récemment (vente aux enchères) 11 millions d’ha de forêt sempervirente à l’exploration pétrolière et gazière (presque 4 fois la surface de la Belgique). Sans respect ni pour les aires protégées et leur biodiversité ni pour les peuples autochtones. Certains blocs incluent une partie de la plus vaste tourbière au monde (la Likouala-aux-Herbes que se partagent RDC et Congo Brazzaville), dans laquelle se trouve séquestrées d’astronomiques quantités de carbone. Et comme si cela ne suffisait pas, une superficie à peu près équivalente de forêt est concédée à des entreprises européennes et asiatiques dont le moins que l’on puisse dire est qu’elles récoltent les bois précieux selon des modalités d’exploitation plus ou moins opaques. Au-delà de leurs impacts directs, l’ensemble de ces activités extractivistes ultra mécanisées trace un véritable quadrillage de pistes routières dans lesquelles, comme dans des voies d’eau, les braconniers et les colons agriculteurs s’engouffrent et métastasent les massifs forestiers. L’agriculture itinérante sur brûlis pratiquée à grande échelle (en liaison avec l’accroissement du nombre des bouches à nourrir) cause la destruction définitive de la forêt et les milieux de vie des peuples autochtones. La poussée démographique sur les bords de la cuvette congolaise a accru la demande en viande de gibier, au point de bouleverser les relations traditionnelles pygmées-agriculteurs et de vider d’immenses régions forestières de leur faune. Les coupes d’arbres informelles (et souvent clandestines), indépendantes des multinationales du bois mais non de l’avidité de villes en perpétuelle croissance, sont également une cause majeure de  secondarisation, donc d’appauvrissement des milieux forestiers et de leur biodiversité. Un demi-million d’hectares de forêt disparaissent chaque année dans la seule RDC. A ce rythme, tous les grands singes de la forêt congolaise, les éléphants de forêt, et bien d’autres espèces ne vont pas tarder à se trouver en danger critique d’extinction.

La population de la RDC s’approche à grands pas des 100 millions, avec un taux de fécondité de 6,1 enfants par femme, ce qui veut dire un doublement d’habitants tous les 21 ans (plus de la moitié a moins de 15 ans). Aucune volonté politique ne se dégage pour l’heure pour combattre la menace démographique. Au rythme actuel, le pays sera en 2050 parmi les plus peuplés au monde avec 215 millions d’habitants (2ème d’Afrique derrière le Nigéria). Des pronostics sombres, hélas réalistes, envisagent à cette date la disparition d’environ la moitié de la forêt congolaise, ce qui correspond à un quart des forêts humides d’Afrique ! A elle seule, Kinshasa, 12 millions d’habitants, consomme d’énormes quantités de bois (surtout sous la forme de charbon, combustible principal des ménages) et de viande de gibier. Le même scénario se reproduit ailleurs autour des mégapoles de Lagos, Abidjan, Luanda, Dar-es-Salaam, Nairobi, etc. Quant aux terres cultivées, elles s’étendent de plus en plus au détriment des savanes et des forêts, initialement réputées pour leur exceptionnelle diversité animale. La destruction des habitats naturels et le braconnage cantonnent peu à peu la faune dans ses derniers refuges, parcs nationaux et réserves, que les gestionnaires essaient tant bien que mal de justifier et de protéger face aux pressions humaines périphériques.

Et comme si cela ne suffisait pas, le pernicieux phénomène d’accaparement de terres par des puissances étrangères et des multinationales, prend partout en Afrique des proportions inquiétantes (plus de 7 millions d’ha concédés en dix ans). Ces transactions foncières à grande échelle se font en violation des règles de transparence et des droits coutumiers de propriété. S’y rattache en partie le développement agro-industriel des cultures d’exportation qui, se faisant au détriment des petits paysans et des productions vivrières, aggrave l’insécurité alimentaire.

Un consensus commence enfin à se dégager pour reconnaître qu’un rythme trop soutenu d’augmentation de la population puisse freiner le développement et le progrès. La croissance démographique vertigineuse de l’Afrique subsaharienne, longtemps présentée comme une opportunité économique, ne l’est plus dans des pays « sans assez d’emplois de qualité pour occuper les actifs, où dominent le secteur informel et l’agriculture » (Dossier Le Monde : « L’Afrique débordée par sa démographie », 4 juin 2024). Or, cette situation se retrouve sur la quasi-totalité du continent noir.

On donne souvent raison à Marx et Engels et tort à Malthus. Au XXIème siècle et dans la première moitié du XXème il était facile de dénigrer Malthus et sa loi de la population, car les possibilités d'amélioration des rendements agricoles étaient élevées et les terres disponibles encore pléthoriques. Mais si l'on élargit le champ des ressources alimentaires à celui des ressources naturelles, il devient difficile de réfuter le néo-malthusianisme et l'utilité d'un contrôle des naissances, du moins dans les pays à fécondité élevée. L'économie capitaliste s'appuie sur un accroissement continu de la population : la production en quantité des biens (nourriture, logement, objets manufacturés) et services (distributions d'eau, d'énergie...) se nourrit de l'augmentation incessante des consommateurs. Et ladite économie doit créer en permanence des moyens de production nécessaires au travail de la main d'oeuvre supplémentaire que fournit la croissance démographique. Par cette double pression, "l'investissement démographique" est le moteur principal de la croissance capitaliste. Mais, on le constate chaque jour, cette doxa se heurte aux limites planétaire : espaces pour construire, pour cultiver, ressources minérales, besoins vitaux des autres espèces de la biosphère (si l'on fait preuve un tant soit peu de biocentrisme et d'altruisme interspécifique). D'autant qu'il n'est plus loin le temps où, par un retournement impitoyable de paradigme, le dogme de la rentabilité et du profit fera remplacer sans vergogne d'énorme masses de travailleurs humains par des machines pilotées par l'intelligence artificielle.    

Sur le plan social, comment ne pas voir que surnatalité et surpopulation sont antinomiques du bien-être humain ? Quelle femme africaine accepte de bon cœur d’engendrer un enfant tous les deux ans dès son adolescence, de supporter le coût économique d’une famille nombreuse, qu’au moindre aléa elle verra sombrer dans la famine et la pauvreté ? Quelle jeune fille, avec des projets d’avenir, accepte de bon cœur de se voir retirer de l’école à 13 ans en vue d’être mariée ? Le vrai humanisme n’est-il pas de faire des enfants bien éduqués ? Comment les familles nombreuses et pauvres de l’Afrique subsaharienne pourraient-elles y parvenir ? Exemple bien connu de ces millions d’enfants, obligés pour survivre de fouiller à mains nues les immenses décharges urbaines, ou esclaves modernes, de travailler dans les mines pour l’industrie chinoise et le bien-être de l’Occident… Victimes innocentes sacrifiées sur l’autel du capitalisme vert.

L’humanisme ne peut plus se concevoir hors de la dimension naturelle du cosmos. L’anthropologie de la culture, écrit Philippe Descola (Par delà nature et culture, Gallimard 2005), se double d’une anthropologie de la nature. L’épanouissement de l’homme ne peut se réaliser au détriment des non-humains. Dans un tel paradigme, l’espace devient le facteur prépondérant et c’est en respectant la diversité des habitats naturels des autres espèces que l’homme est en mesure de tisser des liens de coopération avec la nature. Sans aller, comme chez de nombreux peuples dits primitifs, jusqu’à effacer la dichotomie entre nature et société ou ne pas voir les différences ontologiques entre humains d’une part, animaux et végétaux d’autre part, il faudra au moins reconnaître les droits de vivre à la « Terre-mère », la Pachamama des sociétés andines. Faute de nous concevoir, à l’exemple de ces peuples, comme les composants interdépendants d’un vaste ensemble indiscriminé de tous les êtres vivants, nous devons nous rapprocher du « Buen vivir » ou, au minimum, basculer vers des systèmes de gestion sage de nos relations avec les écosystèmes naturels. Dans cette perspective, les prises de position démosceptiques (néologisme qui se comprend par rapport à la démographie et non la démocratie) dérogent de l’humanisme.

Peu avant la décroissance démographique globale prévue vers la fin de ce siècle, l’humanité aura peut-être atteint le seuil des 11 milliards d’individus sur terre (projections ONU). Il est vrai que la production alimentaire n’est plus un frein au développement démographique d’Homo sapiens. Machines superpuissantes, techniques génétiques, protections chimiques et physiques des cultures, et surtout ce formidable irrespect que nous avons des autres espèces qui partagent notre Terre, notamment en volant leur biotope, autorisent les agronomes (et même certains écologistes) à dire que la planète sera en mesure de nourrir un tel nombre. En supposant qu’ils aient raison sur le plan technique, quelle belle perspective offerte aux jeunes générations quune Terre dystopique transformée en immense champ agricole, suppléé par des océans aquacoles pour nourrir des centaines de mégapoles ! Comment l’humain pourrait-il rester humain dans un monde pareillement désenchanté, dénaturé, transformé en une machine exclusivement productive au service des besoins de son énorme population ? Si lempathie ne nous quitte pas d’ici-là, nous continuerons de souhaiter que le monde entier puisse y vivre dignement, confortablement, et en sécurité. Sans nous faire d’illusion, on sait bien qu’un tel espoir s’il est légitime sera probablement déçu, car comment assurer une qualité de vie décente à une telle mégapopulation des années 2080 ? De nos jours, déjà, l’objectif est irréalisable, tous les clignotants sont au rouge ; qui pourrait imaginer, hors d’un scénario utopique, le retour vers la sobriété des plus gros consommateurs de ressources, l’aplanissement des inégalités et la redistribution des richesses, une décarbonation avancée, une gouvernance sinon mondiale, du moins internationalement coordonnée ? La résilience alimentaire s’affaiblit partout de plus en plus, et il suffirait qu’une nouvelle crise grave survienne, sanitaire, climatique, écologique ou sécuritaire, pour que la famine touche des centaines de millions de gens. Les nombreuses régions du monde surpeuplées, y compris à présent en Afrique, offrent de potentiels terreaux favorables à l’éclosion de nouvelles et dangereuses pandémies, dont la dernière en date (Covid-19) nous donne probablement qu’un fade avant-goût.   

D’aventureux préjugés circulent, tel celui de considérer l’Afrique comme sous-peuplée en comparant sa situation démographique avec celle des pays du Nord ou d’Asie. Oui, la densité de l’Afrique subsaharienne (49 hab/km2) est en valeur absolue bien inférieure à celle de l’Europe (112), mais les conditions biophysiques des deux continents sont si différentes que toute comparaison est absurde. Les contraintes qui pèsent sur les terres cultivables africaines les rendent en général moins productives qu’en Europe et les surfaces inhabitables ou improductives (Sahara, sols latérisés…) couvrent des étendues immenses. La variable d’ajustement réside alors dans les superficies de forêts humides, forêts sèches, mangroves et savanes, dont on connait l’importance pour la biodiversité (faune exceptionnelle) et les services naturels («puits» de carbone) qu’ils rendent, d’abord à l’Afrique, ensuite à la planète entière. La solution consistant à les inclure dans les zones potentiellement aménageables aggraverait considérablement le réchauffement climatique et causerait un désastre écologique sans précédent, dont on a peine à imaginer, en Afrique rurale surtout, les terribles conséquences sur les conditions de vie de ses habitants. Remarquons aussi que la fertilité des sols forestiers est évanescente, que de vastes surfaces de savane infestées de glossines rendent l’élevage aléatoire, que d’autres sont rendues incultes par la présence de cuirasses latéritiques. En sus de son coût biologique et écologique, un tel scénario amènerait tôt ou tard à un gigantesque fiasco économique et des drames humains en cascade. L’autre solution, plus raisonnable, est d’arriver à stabiliser la population africaine en réduisant fortement ses taux de natalité. Certains Etats, tels le Nigéria et l’Egypte, subissent déjà à la fois surpopulation et surnatalité. Plusieurs voient se développer sans limites de confuses mégapoles avec leurs banlieues de bidonvilles, viviers d’insécurité et de mal-être. La majorité des pays subsahariens seront surpeuplés dès le milieu du siècle, tout au moins si l’on considère leur population en rapport avec la disponibilité des terres cultivables.

Comment l’homme pourrait-il vivre librement et sereinement sa condition humaine en continuant de se multiplier ? Car même si les projections de l’ONU montrent que la population mondiale se dirige vers le sommet démographique précédent avant de redescendre lentement, il n’en demeure pas moins que le continent africain risque de voir bientôt sa contribution augmenter jusqu’à 40 % du total. Avec 1,3 milliard d’habitants aujourd’hui, vraisemblablement 2, voire 2,5 milliards vers 2050 (rappelons qu’ils étaient 1 milliard en 2010 et 300 millions en 1961), la population africaine a plus que triplé en moins de cinquante ans.

Qu’aura l’Afrique à gagner d’un tel bilan ? Elle aura dilapidé la quasi-totalité de ses richesses naturelles, sa population s’entassera toujours plus en ville, elle aura perdu sa résilience agricole et son autonomie nutritionnelle. Une grande partie du continent sera mise à mal par la dégradation des sols et aura perdu l’essentiel de sa biodiversité, d’immenses étendues seront devenues invivables. Scénario catastrophe ?

La surnatalité enchaîne les peuples dans une spirale de pauvreté. D’après le professeur Emina de l’Université de Kinshasa, la population de la RDC a été multipliée par 7,5 depuis 1960, mais le revenu par habitant, lui, a été divisé par 2,5 (dossier Le Monde, ibid., 3). Dénoncer la surnatalité et la surpopulation n’est pas consubstantiel de la thèse du « grand remplacement », dont parle certain courant de l’extrême droite française quand il envisage l’ampleur de l’immigration en France et en Europe. Ou cet autre quand il propose la « remigration » comme un palliatif à ce problème (similaire à la « loi Rwanda » qu’a votée le gouvernement conservateur britannique pour expulser avec un « aller simple » nombre d’étrangers vers ce pays — dont il a acheté la complaisance — en se dissimulant le fait qu’il est déjà surpeuplé avec un taux de natalité élevé). Il n’y a aucune honte à se montrer inquiet face à cette dangereuse évolution démographique de l’espèce humaine. Le grand remplacement existe bien, mais pour décrire un tout autre phénomène : la confiscation par l’être humain de l’ensemble des niches écologiques à son profit exclusif. Un anthropocentrisme nuisible aux autres espèces du vivant que nous délogeons peu à peu, directement (consommation d’espaces) ou indirectement (pollutions, extractions…) de leur ancestrale place au sein de la biosphère. Oser parler de « mythe démographique » pour qualifier la menace du nombre, c’est dénigrer toute évolution vers le biocentrisme (ou l’écocentrisme) en confortant l’idée judéo-chrétienne de placer l’homme au centre de tout.

Mais notre inquiétude ne concerne pas la seule Afrique : en Europe, aucun pays n’envisage de donner un coup de frein à la croissance de sa population. Car en dépit de ses faibles taux de natalité, le «vieux» continent ne se dépeuple pas pour autant : l’immigration les compense largement. Or, cette immigration, perçue ici uniquement comme un flux quantitatif de personnes, est directement dépendante du rapide accroissement démographique du grand voisin africain (sans ignorer bien entendu les importants flux migratoires conjoncturels en provenance du Proche et du Moyen Orient). Voulue ou pas, elle ne peut que s’amplifier étant donné les conditions de vie de plus en plus défavorables que connaissent et vont connaître (si rien ne change) les populations d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale. Les destructions écologiques, les conflits internes, les guerres civiles, les fléaux sanitaires et les pertes d’autonomie alimentaire des pays subsahariens, où la production agricole par habitant ne cesse de diminuer, continuerons d’en être les conséquences majeures. 

En France, et aussi ailleurs en Europe, nous baignons dans les contradictions. D’un côté, un discours officiel qui prône la sobriété et la transition écologique doté de lois telles que «Climat et résilience», «Zéro Artificialisation Nette» (ZAN), de l’autre un discours tout aussi officiel de «réarmement démographique» avec une politique nataliste qui se renforce (1) Comment pourrons-nous exiger de chacun plus de sobriété dans un pays dont on ne veut pas stabiliser la population, encore moins la laisser décroître ? Il n’est là question ni de dirigisme, d’autoritarisme ou d’anti-humanisme, mais de simple bon sens : la surpopulation touche de nombreux territoires d’Europe, surtout les plus urbanisés et le long des côtes. Or, la surpopulation n’est pas, jusqu’à preuve du contraire, synonyme de bien-être ! L’espace (autour de soi) devient de plus en plus difficile à trouver dans les villes et les banlieues surpeuplées, développant la méfiance et la défiance. Aucun humain ne peut s’épanouir dans un espace artificiellement contracté. La surpopulation génère le déshumanisme. On pourra toujours objecter que les flux campagne-ville pourraient s’inverser à la suite d’une désaffection et d’un dégoût généralisé des zones urbaines, les Européens s’en retournant massivement vers les zones rurales à la recherche du double bien-être de l’autarcie économique et de l’espace comme substitut au désenchantement créé par la société industrielle. Mais les campagnes ne sont pas extensibles à l’infini. Pour peu qu’on veuille ralentir drastiquement, voire cesser, la fragmentation écologique et la consommation de terres, conserver le meilleur de notre patrimoine, créer un réseau efficace d’aires protégées, s’offrir le luxe de quelques territoires réensauvagés, avoir suffisamment de surfaces agricoles, quelles autres solutions que de limiter l’urbanisation à la périphérie des villes et les lotissements villageois ? Soyons prévoyants : les espaces naturels (peu habités) sont, outre leurs fonctions biologiques et écologiques, de potentielles réserves  foncières qui pourrait trouver la légitimité de leur « non-aménagement » le jour où surviendrait une catastrophe (nucléaire ou autre) rendant inhabitable une partie du territoire. Alors quelle autre perspective que de limiter, stabiliser, voire diminuer notre nombre ? 

On se ferme des portes de sortie en ne territorialisant pas l’économie et en ne misant pas résolument sur la sobriété. Il ne faut plus attendre pour développer une agriculture et une gestion forestière écologiques adaptées aux territoires, une gestion rationnelle et équitable de l’eau, des sources d’énergie locales, des circuits commerciaux courts, des mobilités vertueuses, une meilleure efficacité des recyclages… Faute d’être rentable pour le secteur privé, il n’y a que les fonds publics pour financer la transition écologique. Dans ces conditions et pour ne pas trop peser sur les plus pauvres, il devient nécessaire de taxer plus lourdement les profits du capital et des entreprise privées.  

Mais revenons à l’Afrique. Trop peu de pays de ce continent paraissent réaliser le danger. Pourtant, il existe des leviers efficaces pour limiter la surnatalité subsaharienne et les surdensités d’occupation qu’elle génère localement. La volonté politique des dirigeants africains est un préalable indispensable, hélas elle fait encore défaut. N’en déplaise aux démosceptiques, ce n’est pas du néocolonialisme, mais au contraire faire preuve d’humanisme que d’aider l’Afrique, sans ingérence aucune, à adopter des normes familiales réduites, rehausser l’âge légal du mariage, décourager la polygamie, développer l’éducation (les besoins sont considérables : il manque actuellement 15 millions d’enseignants à l’Afrique !), l’autonomisation des femmes, les services socio-médicaux (dont le planning familial et la contraception qui ont prouvé leur efficacité). L’optimisme béat de certains démographes est sidérant ! Ils voient l’Afrique comme solidaire du grand mouvement mondial de transition démographique, alors qu’aujourd’hui encore 8 femmes sur 10 (contre 3 sur 10 dans le reste du monde) n’ont pas accès à la contraception et que presque tous les pays situés au sud du Sahara continuent de battre des records de natalité. Plus près des réalités, le démographe H. Leridon (INED), lui, a calculé qu’en agissant tout de suite, l’Afrique pourrait s’éviter 1,2 milliards d’habitants en 2100. Elle n’en compterait alors que 3,3 milliards, au lieu des 4,5 projetés et cette effrayante perspective d’accaparer 40% de la population de la Terre. L’économie représente l’équivalent de la population de quatre Nigeria, de centaines de milliers d’hectares de terres et de forêts économisés, et probablement de grandes quantités d’émissions de GES évitées. Car les émissions polluantes de l’Afrique ont été sous-estimées par le GIEC à l’horizon 2030, comme une étude du CNRS vient de le montrer récemment : « elles pourraient atteindre 20 % des émissions globales anthropiques des polluants gazeux et particulaires ». D’une part, on oublie souvent de prendre en compte dans les calculs les pertes de carbone dues à la déforestation (feux de brousse, brûlis des défrichements, sols à nu), de l’autre que le bilan carbone des grands massifs forestiers africains, de plus en plus fragmentés et fragilisés par le réchauffement climatique, se dégrade d’année en année ; comme en Amazonie, ils risquent de basculer vers plus d’émission que de captage de CO2. La baisse de la croissance démographique subsaharienne aurait donc bien à terme, en sus de la biodiversité, un réel effet positif sur le climat.

En Afrique, championne de l’économie informelle, une décroissance du modèle productiviste est possible. C’est-à-dire le refus de continuer à sacrifier ses précieuses ressources naturelles pour le plus grand profit de multinationales de l’agro-industrie et de l’extraction minière, ou de projets politiques démesurés (tel les Nouvelles Routes de la Soie de la Chine). Avec pareille économie vernaculaire et solidaire, injustement stigmatisée par les caciques de l’économie classique, les Africains ont déjà en main les clés de ce nouvel « imaginaire » que vante tant le penseur de la décroissance Serge Latouche, en s’opposant de front à l’idéologie de la croissance et du développement capitaliste ultra-libéral (Décoloniser l’imaginaire, éd. Libre & Solidaire, 2023). En visant un développement pluriel, social et autonome, l’économie informelle est une forme déguisée d’altermondialisme et une matrice d’initiatives individuelles et collectives qu’il faudrait encourager, que l’Europe devrait encourager, quitte à en proposer des améliorations, pourvu qu’elle ne cherche pas à l’occidentaliser. Véritable moteur de sécurité alimentaire et de libération des femmes, l’économie informelle, qui d’ailleurs est plus une forme de société qu’une économie, repose dans le domaine agricole sur la production vivrière des peuples paysans autochtones. 

Dans les débuts du capitalisme, l’industrialisation et les progrès des techniques et de l’agriculture ont véritablement permis l’amélioration du niveau de vie des classes populaires, ouvriers et paysans. Pour cette raison, la critique de la croissance économique est perçue comme « un déni d’humanité à l’égard des peuples du Sud »  (Geneviève Azam, Le monde qui émerge, éd. LLL, 2017). Mais au fil du temps, les marges de productivité se sont érodées avec des sols qui s’épuisent, une industrie extractiviste de plus en plus coûteuse et dommageable sur le plan environnemental, des emplois qui se précarisent, etc. Le capitalisme, soutenu par la financiarisation, n’en faiblit pas pour autant, il génère les crises, puis s’en nourrit. Sur la base des travaux de plusieurs chercheurs du Tiers-Monde, s’est construit un « après-développement » qui se détourne de l’occidentalisation capitaliste du monde. Il doit être compris comme un modèle d’auto-limitation et de modération (déjà présent dans les sociétés traditionnelles) et d’intégration à l’environnement naturel.

Reconnaître la «myopie démographique» n’implique nullement une dérive vers les contrôles démographiques, un épouvantail qu’aiment bien agiter ceux-là mêmes qui s’opposent à toute régulation de population pour signifier le caractère répressif et privatif d’une telle politique, comme les partisans du productivisme intensif brandissent l’épouvantail de l’écologie punitive ! Non, il s’agit seulement de sortir du dogme nataliste de s’adapter à la baisse de fécondité en Europe, Asie et Amérique, tout en soutenant en Afrique les efforts de démographie raisonnée. La politique maoïste de l’enfant unique, le malthusianisme, ont laissé des traces profondes dans les esprits ! Le néologisme « écodémographie » (voir : La sagesse de l’éléphante, éd. Libre & Solidaire, 2023) est sans doute plus approprié. Au-delà de l’éthique (empathie et humanisme), les démosceptiques ne semblent pas percevoir à son juste niveau de risque, le pari qu’il y a à faire des enfants condamnés à vivre dans un monde instable, ravagé par des calamités incessantes qu’auront provoquées le réchauffement climatique, les effondrements biologiques en chaîne, l’insécurité alimentaire, les conflits, guerres et tensions perpétuelles (voir à ce sujet : « Population and food systems : what does the future hold ? » De S. Becker et J. Fanzo, John Hopkins Univ., 2023). D’autant que la proportion grandissante des zones inhabitables (élévation du niveau des mers, zones surchauffées, polluées…) va aggraver les problèmes d’occupation ailleurs, y rompant l’équilibre « population-ressources » et que la surdensité  démographique des pandémonium du futur pourrait bien faire vivre un cauchemar à nos descendants.

Comment éviter l’artificialisation continue des sols, comment mettre en oeuvre efficacement la loi ZAN en France, sans stabilisation démographique préalable ? Comment empêcher l’étalement urbain et les pollutions concomitantes ? Les démosceptiques ignorent-ils que le logement est responsable à 60% du grignotage des ENAF (espaces naturels, agricoles et forestiers) ? Ignorent-ils que la France perd chaque année 60 à 80 000 ha de terres (l’équivalent d’un département par décennie !) ? On sait que les méthodes vertueuses, telle que l’agro-écologie, qui prônent des agricultures à taille humaine diversifiées et territorialisées, ont des rendements moindre que l’agriculture et l’élevage intensifs. Comment les généraliser sans envisager au préalable une politique écodémographique ? De façon générale, comment prélever moins de ressources naturelles sans réguler notre nombre ? La sobriété perd son sens si à une situation donnée de saturation démographique on greffe une politique de croissance de la population (natalité et/ou immigration). Nous devrions plutôt accorder davantage d’espace à la préservation des reliquats de nature et de moyens à la restauration (ou reconstruction) des écosystèmes dégradés. La proportion actuelle des aires protégées est, du moins en France, largement insuffisante. Suite à une gestion inappropriée des forêts (qui couvrent 1/3 du territoire national) par de nombreuses coupes rases et des enrésinements massifs, leur résilience s’effrite. Forêts naturelles, zones humides, cours d’eau sauvages, zones de montagne, pelouses sèches, landes, prairies naturelles, littoraux, étendues marines… font partie des principaux milieux à sauvegarder. Il faut parallèlement augmenter de façon drastique la proportion des terres cultivées en agrobiologie. Tous ces efforts vont de pair avec la construction d’une société plus frugale et plus autonome, dans laquelle la nécessaire redéfinition des besoins et la sortie programmée du capitalisme rendent réaliste l’objectif de stabilisation, voire de décroissance de la population (2).

Telles l’huile et l’eau, démographie et écologie ne sont pas miscibles. Il serait tout à l’honneur des écologistes politiques de revoir leur position en matière de démographie. Ils briseraient un tabou et décoïnceraient un débat qu’ils ont pour le moment refusé d’élargir malgré les conseils de leurs prestigieux mentors (Dumont, Cousteau, Levi-Strauss…). En révélant où est le vrai humanisme et en se rapprochant de l’écologie efficace, comme en reconnaissant la pertinence des signaux d’alarme envoyés il y a déjà un demi-siècle par le Club de Rome (rapport Meadows, 1972), parmi lesquels la menace d’une population mondiale bien au-dessus de la capacité de charge de la planète, ils ne courraient aucun risque de s’enliser sur les terres de l’extrême droite tout en renforçant leur crédibilité.

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(1) Plusieurs démographes, dont Hervé Le Bras (Faut-il vraiment s’inquiéter de la baisse de la fécondité en France ? Polytechnique insights, juillet 2024) jugent inefficaces les politiques natalistes.

(2) La croissance verte basée sur le développement des énergies renouvelables consomme des quantités d’énergie et d’espaces phénoménales. Elle est malheureusement inéluctable si la population humaine continue d’augmenter, la somme des besoins sapant tout bon scénario de sobriété.

Bernard BOUSQUET

écologue-forestier

Auteur de Tribulations d’un écologue et de  La sagesse de l’éléphante

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D
Tout est juste dans cette analyse de Bernard Bousquet, mais l'une des choses essentielles, qui est si peu développée par beaucoup de démographes, de sociologues ou de politologues, c'est que l'humanisme est du côté de cette modération démographique. Cette modestie ne s'y oppose pas, au contraire, elle en est une condition sine qua non. Sinon nous irons vers un monde non seulement toujours plus détruit et plus artificiel bien sûr, (certains s'en moquent) mais aussi de plus en plus contraint, de plus en plus liberticide et désagréable pour les humains. Pour ma part, si le respect de la beauté du monde est la première raison de modérer notre nombre, cette seconde raison à but purement humanitaire doit aussi être soulignée.
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C
La croissance n'a jamais été autre chose qu'un mécanisme engendré par les besoins, vitaux et autres des êtres humains et leur multiplication puis leur prolifération, au point d'en avoir fait le cancer qui est entrain de tuer, non pas une civilisation, mais la Terre et tout le vivant qui la peuple.
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C
Réduits à une petite minorité démographique planétaire, les pays occidentaux sont tiraillés entre un recours au gisement de main d'œuvre promis à être encore longtemps offert au monde, et la perspective d'y perdre ce qu'il leur reste de leur domination, avec les avantages qu’ils en tirent.<br /> <br /> Quant à la France, qui représente moins de 1 % de la population mondiale, elle ne semble pas davantage percevoir que les autres pays qui sont comme elle ± lâchement blottis dans une vision égocentrique de l’avenir, les conséquences de la marée démographique mondiale pour l’humanité entière, son habitat et les autres espèces qui le peuplent avec elle.<br /> <br /> Il en est comme si la plupart des observateurs refusaient de tenir leur lorgnette par le bon bout, ou s’y trouvaient contraints par des croyances archaïques.<br /> <br /> Mais n’est-ce pas précisément cela, que d’ignorer, négliger ou nier, les réalités de la condition humaine ?
T
Tout à fait vrai, . On pourrait dire qu'il s'agit d'un aveuglement plus que d'une myopie.<br /> Excellent article de B. Bousquet : avant que les catastrophes ne nous déciment et décillent enfin, sachons mettre l'humanisme à sa juste place !

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  • : Site consacré à l'écologie et à la construction d'une société durable, respectueuse de l'environnement Auteurs : Didier Barthès et Jean-Christophe Vignal. Contact : economiedurable@laposte.net
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