Paris – Projet de tour – Développement vertical – Eco-conception – Densité urbaine exacerbée - Etalement urbain – Mobilité énergivore – Techno-sciences de l’habitat - Dépossession citoyenne – Nœud de dépendances – Irrésilience – Société écologique avancée – Dilemme désastreux
C’est un joli tour que nous jouent là le développement durable et tous les thuriféraires de la société écologique avancée. Ou plutôt une tour, une vraie (1), avec ses 180 mètres de haut et 88 000 mètres carrés de bureaux, éco-conçue si l’on écoute son architecte Jacques Herzog avec "sa forme en triangle afin de limiter l’ombre portée sur les voisins, et qui utilisera des capteurs solaires".
Trônant au beau milieu du Parc des Expositions, cette pyramide change l’échelle avec laquelle on voit nos rues nos immeubles nos monuments ; elle les rend petits et dérisoires, comme des miettes pas clean d’un temps qui a fait son temps ; et sans doute est-elle aussi un cheval de Troie qui annonce d’autres immeubles de grande hauteur (2), un arbre qui annonce une forêt de tours ? Car il y aura bien des raisons, pour la justice sociale, pour l’économie, pour la modernité de la France, de faire d’autres tours. En attendant, même toute seule en tête à tête avec la Tour Montparnasse et Jussieu au loin, cette tour choque les amoureux un peu nostalgiques de Paris, et les élus "verts" s’y opposent.
Une vision de la future "Tour Triangle" de l'architecte Jacques Herzog
Mais il faut être sérieux et assumer les conséquences de ses choix. Avec un pays qui préfère jouer la carte des techno-sciences avec Airbus ou les voitures électriques plutôt que de s’appuyer sur une agriculture biologique et un scénario de production localisé centré sur la satisfaction des besoins essentiels ; avec un pays qui refuse de mettre sur la table sauf à la marge le mode de vie consumériste de la plupart de ses habitants et qui croit que les défis écologiques du siècle se résoudront en triant ses déchets, en prenant des douches plutôt que des bains et le TGV plutôt que sa voiture ; avec un pays qui se dirige doucement vers 70 millions d’habitants et refuse d’envisager de diminuer sa population, qui a fait le choix d’un mode de vie urbanisé au sein de grandes agglomérations et d’une métropole hypertrophiée plutôt que d’encourager la vie rurale et les petites ou moyennes villes ; avec un tel pays qui refuse de remettre en cause le développement tentaculaire de l’Ile de France, il ne faut pas s’étonner qu’une agglomération de plus de 12 millions d’habitants exerce une pression telle que son centre soit l’objet d’une immense convoitise se traduisant par une volonté d’occupation à tout prix : le développement vertical devient la solution et les tours finissent par être nécessaires.
Le discours des politiciens écologistes et des partisans du développement durable devient alors pleinement opérant, et bien des architectes et urbanistes l’ont compris et intégré dans leur démarche. Ces tours seront écologiquement conçues, bardées de capteurs solaires, et surtout elles contribueront à limiter l’étalement urbain en accroissant la densité urbaine (3). S’y opposer, c’est s’opposer aux économies d’énergies permises dans le secteur de la mobilité et du transport par la concentration humaine.
Mais qui veut encore voir que ces immenses bâtiments supposent pour les construire des entreprises importantes, cotées en bourse (4), loin de la logique de petites et moyennes entreprises bien plus aisées à contrôler socialement ? Qui veut voir qu’habiter ou travailler dans ces tours, c’est être logé dans une case d’un grand cube, sans aucune maîtrise de son local ou de son appartement ? On est loin de la capacité du petit propriétaire à gérer lui-même l’entretien de son habitat quand même le nettoyage des vitres doit être assuré par des spécialistes plus ou moins alpinistes? Impossible aussi d’agrandir son logement pour y loger un parent malade, zéro maîtrise de son espace et dépendance complète vis-à-vis du syndic et autre structure anonyme: vivre dans une tour ou un IGH, ce n’est pas seulement vivre dans une grande construction, c’est vivre dépendant de structures entrepreneuriales ou syndicales à taille pas humaine, c’est ne pas pouvoir faire les choses soi-même ou avec l’aide de ses voisins, c’est être dépossédé de toute maîtrise, c’est être absolument intégré dans une économie où tout est marchandisé (5). De plus, si une grande tour n’est pas une centrale nucléaire - elle n’en a pas la dangerosité intrinsèque -, elle en partage bien des caractéristiques. La grande tour suppose non seulement des grandes entreprises avec des savoirs spécifiques tant pour sa mise en œuvre que pour sa maintenance, mais elle suppose surtout, comme la centrale nucléaire, une techno-science basée sur des systèmes complexes que ce soit pour réguler les contraintes naturelles, gérer la mobilité interne des utilisateurs ou piloter avec intelligence l’ensemble des flux qui l’affecte et l’irrigue à la fois.
La tour suppose un afflux permanent et régulé d’énergie de matières et de services, et si elle impose une réelle dépendance à ses usagers, elle est elle-même un objet éminemment dépendant ; bref elle est un nœud de dépendances qui suppose un fonctionnement quasi parfait de la société autour d’elle, elle est ici à l’opposé d’un modèle résilient capable d’encaisser des chocs le concernant lui ou son environnement proche ; en un mot la tour aggrave la fragilité de nos sociétés et sa sensibilité au risque et aux crises.
Dans ce cadre, les oppositions et autres larmes de crocodile versées sur ce projet viennent en écho des manifestations anti-nucléaires ou contre l’exploitation des gaz de schistes : souvent juste des positions pour se mettre à distance d’un monde qui conchie et la nature et les équilibres patiemment tissés par nos arrières grands-parents. Mais il faut savoir aller plus loin, dépasser les sentiments esthétisants et remettre en question ce qui nous amène à trouver rationnel et écologiquement défendable un tel projet. C’est dire que la cohérence, si l’objet est bien d’éviter la construction de méga-tours dans nos paysages urbains, amène à remettre en cause non seulement la continuation de la société industrielle telle qu’elle se présente aujourd’hui mais aussi le projet d’une société écologique avancée qui se dessine au travers des propositions des partisans de la croissance verte.
Car vouloir développer une société française plus efficiente énergiquement et moins dommageable à l’environnement sans annoncer la décroissance des grandes métropoles et un rééquilibrage de l’occupation du territoire au profit des petites et moyennes villes ou des campagnes, sans prévoir une réduction progressive et maîtrisée du nombre d’habitants sur notre territoire, sans penser une rupture avec la culture urbaine dominante et complètement coupée de la nature qui est notre lot actuel, sans promouvoir une vita povera opposée à notre si prégnant modèle de consommation, c’est s’enfermer dans le dilemme entre un étalement urbain ingérable sans une mobilité énergivore et une densification urbaine exacerbée, appuyée sur les techno-sciences de l’habitat et oublieuse de l’échelle de l’homme (6). Adapter notre société aux tensions environnementalistes et à la crise prochaine de l’énergie et des matières premières sans rompre avec les tendances profondes qui nous animent depuis le milieu du siècle dernier, c’est in fine se condamner à un développement vertical de nos cités, avec une logique intrinsèque de dépossession citoyenne que nulle démocratie participative ne pourra contrarier.
Bien sûr, il y a une flamboyance des tours et il faut le reconnaître : s’occuper d’une tour, l’éco-concevoir, la construire, la faire vivre sont une aventure et un défi. On comprend la passion et l’engouement. Et c’est là que les choses deviennent difficiles. Car il nous faut abandonner cette aventure, se replier, j’emploie le mot à dessein, vers des solutions plus simples moins audacieuses moins grandioses moins visibles, et nous n’aimons pas cela. Mais quand comprendrons-nous que le seul défi qui vaille aujourd’hui consiste à nous sortir du piège dans lequel nous nous sommes mis, enivrés que nous étions par une énergie fossile facile et formidable ? Quand comprendrons-nous que la seule aventure passionnante qui nous reste, c’est de convaincre toute une société de sortir de la civilisation de croissance, d’oublier les illusions de la green economy et d’abandonner aussi vite que possible nos facilités consuméristes ? Voilà ce que nous dit cette tour, portée aujourd’hui par des politiques qui voulaient hier (7) dans un élan rimbaldien "changer la vie".
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(1) Le Conseil de la capitale a voté fin mars 2011 pour la construction d'un immeuble d'affaires, au cœur du Parc des expositions dans le XVe, mais cela fait trois ans que Bertrand Delanoë, a annoncé ce projet d'acier et de verre, signé des architectes bâlois Jacques Herzog et Pierre de Meuron, Prix Pritzker 2001 (un équivalent du Nobel en architecture). Ainsi la ville prend de la hauteur, très nettement au-delà du plafond de 37 mètres fixé par le PLU de 1977. Ce projet est la première concrétisation d’un mouvement urbanistique sensibilisé aux enjeux du développement durable et prenant clairement position en faveur d’une réhabilitation des immeubles de grande hauteur. Même s’il s’agit ici d’une tour de bureaux, les urbanistes adeptes du développement vertical préconisent souvent des tours multifonctionnelles abritant à la fois des services publics comme des crèches ou des écoles, de l’habitat résidentiel, et des commerces et des bureaux.
(2) En jargon urbanistique, des I.G.H.
(3) Le discours environnementaliste ou écologisant insiste beaucoup sur les méfaits de l’étalement urbain et est utilisé sinon instrumentalisé par les promoteurs des IGH. Cela n’est pas contradictoire avec le refus d’élus verts de s’opposer concrètement à des projets de tours dans certains quartiers, notamment dans les zones historiques des grandes villes. Il est toujours possible de mettre à l’abri des nécessités de la société moderne des pans entiers du territoire : pas de centrale nucléaire à Plogoff, pas d’extraction de gaz de schiste au Larzac ou en Ardèche, et pas de tours dans Paris. Mais on reste dans l’exception au profit de populations favorisées assez fortes économiquement ou politiquement pour imposer la logique dite du not in my garden, et le seul problème est alors celui de la cohérence et de la justice si l’on ne s’attaque pas aux causes profondes ayant justifiées ces bouleversements, et que l’on se contente de repousser les risques et dégradations écologiques vers d’autres populations.
(4) Pour ladite tour, le Conseil de la capitale vient de voter un protocole d'accord avec Viparis, filiale d'Unibail-Rodamco et de la chambre de commerce de Paris ; le coût selon Unibail se situerait aux alentours de 500 millions d'euros hors taxes.
(5) Tout cela se traduit par des charges locatives et de maintenance importantes, qui peuvent peser fortement sur le budget des ménages et ne peuvent être réglées que par des flux financiers. Difficile d’organiser des sortes de travaux d’intérêt général pour les habitants prêts à consacrer du temps et moins d’argent à leur immeuble. A l’inverse l’habitant d’une construction individuelle peut décider de faire des travaux lui-même ou avec des voisins, ou choisir de différer des investissements en fonction de sa situation personnelle. Plus de souplesse, moins de complexité, une forte capacité d’adaptation, un lien fort entre ce que l’on fait et le résultat obtenu, ne cherchons pas, la résilience est bien plus du côté du petit habitat … le slogan Small is beautiful ! frapperait-il encore ?
(6) L’enfermement dans des dilemmes désastreux est en train de devenir courant dans notre société de croissance qui se trouve en porte-à-faux avec un environnement dont elle considère qu’il lui fait défaut. Devoir arbitrer entre une énergie provenant des centrales nucléaires, dont on a vu à Fukushima les risques intrinsèques dans un pays pourtant reconnu pour sa rigueur, et une énergie carbonée dont les effets sur le climat via les gaz à effet de serre sont désastreux, n’est pas judicieux. Tant que la société de croissance ne sera pas abandonnée jusqu’à ses fondements, de tels choix entre la peste et le choléra nous seront de plus en plus fréquemment proposés et ne font qu’illustrer l’impasse dans laquelle nous continuons à nous diriger. Ce n’est pas notre environnement qui nous fait défaut, c’est à nous de nous adapter à l’écologie de notre planète.
(7) C’était il y a 30 ans le slogan à consonance rimbaldienne du Parti Socialiste d’où est issu Bertrand Delanoë, Maire de Paris, et aujourd’hui acteur pugnace du développement des tours dans la capitale. C’était aussi il y a presque 30 ans, en 1973, que Schumacher popularise (a) le thème du small is beautiful construit par Leopold Kohr et qui a tant marqué la culture écologique. Que certains puissent aujourd’hui défendre au nom de l’environnement et de l’efficience énergétique, et au travers des tours, la logique du big is beautiful ne peut que nous interpeller.
(a) Via son livre Small Is Beautiful: A Study Of Economics As If People Mattered publié en français sous le titre Small Is Beautiful - une société à la mesure de l'homme, Le Seuil, 1973.