Un article de Madame Anne-Marie Teysseire.
En préambule, un détour par un domaine qui apparemment n'a rien à voir avec l'écologie.
Les professionnels du soin psychique ainsi que ceux de l'enfance, constatent d'une façon assez unanime dans le public reçu, un changement de la façon d'être au monde. Certains parlent même de l'émergence « d'une nouvelle économie psychique » (1).
A l'école, en institutions, dans les cabinets ou centres de soins, les névroses et autres anciennes pathologies résultant de la tension entre l'intériorisation des interdits et la force du désir, cèdent le pas à des troubles de type narcissique : impossibilité de supporter la frustration, agitation constante, difficultés d'apprentissages, incapacité à vivre avec les autres... Or, le fonctionnement des individus n'est pas indépendant du fonctionnement de la société dans laquelle ils vivent et des idéaux qu'elle véhicule.
Nos sociétés développées produisent ainsi de plus en plus d'enfants et donc de jeunes adultes qui ne possèdent « qu'une boite à outils très restreinte » (2) pour vivre en société. Ils semblent être restés en deçà de l'étape atteinte chez le petit d'homme, ordinairement vers 6 ou 7 ans. Cette étape qui permet le renoncement à la satisfaction immédiate, le consentement au manque et à la place de l'autre.
En bout de course du néo-libéralisme, nous voilà devenus en (grande) partie, des êtres infantiles ne trouvant aucun tiers pour faire butée à leur désir de toute-puissance puisqu'au contraire tout est fait pour nous éviter perte, frustration, contrainte. Des enfants aliénés à leurs pulsions puis des ayant-droits, de toujours plus de droits, au lieu de citoyens.
Nous sommes passés, grâce au génie technique et scientifique, du désir de repousser toujours plus loin les limites, au refus des limites. D'un mode de pensée intériorisant les interdits à celui qui met en avant le déni (3).
Ainsi donc, alors que nous croyons aller toujours plus vers la pointe ultime du progrès, de l'évolution, nous sommes à mon avis, dans des sociétés très régressives car ce qui fait « l'humus humain » (4) c'est la capacité à sortir de la toute-puissance infantile et à accepter sa juste place .
Nous voilà donc bien conditionnés dans nos sociétés occidentales, pour considérer au mieux la planète comme notre parc d'attraction et notre supermarché, pour espérer que la science trouve le vaccin contre la mort et en attendant, le moyen de donner la becquée à 12 ou 15 milliards d'humains.
Outre ce que cela sous-entend comme possibles totalitarismes - ne serait-ce aujourd'hui, que celui du politiquement correct -, on peut se demander comment de telles sociétés pourraient accepter de restreindre leurs « besoins» , de perdre le droit au toujours plus, de cesser de considérer l'humain comme Etre Suprême qui « est la seule fin et tout le reste, les moyens » comme le pensent nombre de scientifiques ou philosophes et notamment Luc Ferry ? (5).
Humus, humain et humilité ont pourtant racines communes.
Il serait faux de dire que le discours de l'humilité est absent des débats. En témoigne un article récent de Tristan Lecomte, fondateur d'Alter Eco dans l'Express « L'humilité est ce qui sauvera le monde », Gilles bœuf considère que les termes clefs de l'écologie sont « Humilité, harmonie et partage » Les discours de Pierre Rabhi sont tous empreints de ce sentiment envers la nature : « l'ère de la sobriété et de la frugalité heureuse a sonné ».
Effectivement la Terre n'est pas notre jardin, nous ne sommes qu'une des expressions du vivant et nous ne devrions nous autoriser à nous l'approprier que dans une mesure très modeste.
Mais le vœu de « vita povera » qui s'exprime de plus en plus dans les milieux écolos, s'il est nécessaire, me paraît entaché de deux autres dénis essentiels: d'abord, celui de la réalité de la nature humaine. Nous ne serons jamais 10 milliards de Pierre Rabhi ou de François d'Assise ! Nous ne partagerons pas, et tant qu'elle le pourra, la majorité d'entre nous, cherchera à avoir toujours plus, quitte à éliminer l'autre partie.
L'autre déni, témoignant de la résistance de notre orgueil humain démesuré, se niche dans le refus de limiter notre reproduction.
Comme si, après la mort des religions et des idéologies, le sacré s'était réfugié dans le corps de l'homme et l'extension de son espèce. Que ne fait-on pas pour le vénérer ce corps, le soigner, prolonger son existence, dépasser ses capacités, exalter ses plaisirs ! Peu, à part quelques religieux suspects, nous disent qu'il y a plus important que la survie d'un homme, que la continuation de la Vie est plus importante par exemple...
Et dans cette nouvelle déification de l'humain - en tant que machine corporelle, pourrait-on dire - est inclus le respect absolu de sa reproduction sans limite. En témoignent les débats récurrents sur la faible natalité occidentale où les idées de déclin catastrophique voisinent avec le sentiment de fierté virile des Français quant au nombre de bébés produits. Et cette «pédolâtrie» n'est pas synonyme d'amour des enfants, comme le montrait le préambule !
Ceux qui sont préoccupés d'écologie proclament : « le nombre d'humains n'est pas un problème, le problème c'est le nombre d'objets inutiles qu'ils traînent derrière eux » (6). Oui à la modestie de la consommation, non à celle de notre multiplication. Pierre Rabhi lui-même qui demande la déférence envers la Nature, traite les malthusiens d'imposteurs (7).
L'espèce humaine ne cesse donc jamais d'être ivre d'elle-même. Jusqu'au désastre.
Pourtant la véritable humilité, celle qui nous sauvera, sera celle du respect de la juste place de l'homme dans le vivant et elle ne peut passer que par la diminution volontaire de notre nombre.
Nous devons limiter notre droit à nous reproduire pour respecter le droit des autres vivants. Nous qui sommes les responsables inconscients d'une nouvelle extinction des espèces et de la dévastation de la planète.
Adopter une position d'adulte humain, humble, «castré» de ses désirs infantiles de prédation sans limite, dessillé face à notre réalité de minuscule création au sein d'une immensité que nous ne pourrons jamais maîtriser. Conscient que notre capacité de nuisance se tient dans notre nombre, puisqu'elle est inhérente à notre nature.
Comme est inhérente à celle-ci notre plus belle qualité: celle de rendre par le langage et les arts, la beauté et la richesse de la Terre dont nous profitons et qui ne nous sont pas dues.
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(1) C. Melman : La nouvelle économie psychique. Editions Erès, 2009, 238 p.
(2) JP. Lebrun : La condition humaine n'est pas sans conditions. Editions Denoël, 2010, 205 p.
(3) Déni du manque, de la différence, de la limite...
(4) J. Lacan : Note italienne.
(5) Il défend cette thèse notamment dans Le nouvel ordre écologique. Editions Grasset, 1992.
(6) R. Dubos, repris par N. Hulot.
(7) Voir à ce sujet l'article de M. Sourrouille dans Biosphère.