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6 février 2014 4 06 /02 /février /2014 13:24

Longtemps, parler de démographie c'était parler d'écologie sans le savoir, c'était s'interroger sur la capacité d'une société humaine à grandir et à se développer en fonction des ressources que son milieu pouvait offrir.

Hérodote, Thucidide, Epicure et bien d'autres ont abordé la question démographique, mais il faut reconnaître que c'est vers la fin du XVIIIe siècle que celle-ci a été posée dans des termes qui nous parlent encore aujourd'hui.

Giammaria Ortes dans ses Riflessioni (1) a été en 1790 « le premier à suggérer le concept d'une population optimale » (2) dans le cadre d'une « nation naturelle ». Un peu après, à l'autre bout de l'Eurasie, Hong Liang-Ki (3) s'interroge en 1793 dans son traité Yi-yen (Opinions) sur le déséquilibre entre l'accroissement de la population et celui des subsistances et des moyens : « L'habitation d'une personne est déjà trop étroite pour en loger dix, comment serait-il possible d'en loger cent ? De même, la nourriture d'une personne est déjà insuffisante pour en nourrir dix, comment serait-il possible d'en nourrir cent ? C'est pourquoi je suis inquiet pour le peuple pendant la paix (car) après une longue période de paix, la nature ne peut cesser de créer des hommes ; mais ce qu'elle possède pour les nourrir ne change pas.» (4). Au-delà de s'attaquer comme le constate Jean Chesneaux (5) « à un des principes les plus intangibles de l'ancienne Chine, à savoir le devoir d'assurer, par le plus grand nombre possible d'enfants mâles, la continuité du culte des ancêtres », le grand intérêt de la pensée de Hong, notamment par rapport à celle de Malthus, est de proposer une optimisation rationnelle des ressources (6), allant jusqu'à prendre position contre « toute monopolisation des richesses » (7) pour remédier à un pic de surpopulation.

Hélas Malthus vint ! Son Essai sur le Principe de Population, paru 5 ans après le traité d'Hong Liang-Ki, traite de la même distorsion entre la croissance du nombre d'hommes et les ressources disponibles, avec une même inquiétude quant aux conséquences. Toutefois sa crainte pour les intérêts de la classe possédante (8) a largement contribué à disqualifier son discours en Occident, jusqu'à le rendre inaudible, accréditant l'idée qu'être malthusien, c'est adopter une position marquée par une frilosité animée par l'égoïsme.

L'inquiétude quant à notre nombre, intellectuellement élaborée à la fin du XVIIIesiècle par Ortes, Hong Liang-Ki et Malthus, a été mise de côté pendant tout le XIXe et une grande partie du XXe siècle, période où l'on a pu sincèrement croire que c’est la pression démographique qui imposait l’évolution des techniques dans un monde où les ressources semblaient inépuisables. Ce qu'Ester Boserup (9) a pu traduire en énonçant que « la nécessité est la mère de l’invention ». Cette vision dynamique des ressources, écho du progressisme des Lumières, s'opposait bien évidemment à la perception beaucoup plus stable des ressources qui caractérisait tant Ortes que Malthus ou Hong. Et ce n'est qu'avec l'émergence de la question écologique dans la seconde partie du XXe siècle, remettant en cause la société urbano-industrielle dont l'équilibre est fondé sur une croissance continue, que la question démographique refit surface. Ainsi n'est-ce pas un hasard si c'est Alain Hervé, le fondateur français des Amis de la Terre, qui s'occupa de la publication de l'ouvrage, écrit en 1968, d'Anne et de Paul Ehrlich la bombe P (10).

Très vite pourtant, l'entrelacement entre écologie et démographie s'étiola. La question démographique, considérée comme trop dérangeante,  fut la grande oubliée des grands sommets internationaux sur l'environnement, de Rio à ceux d'aujourd'hui. De plus, le mode autoritaire de contrôle de la natalité organisé par le parti communiste chinois à partir de 1980 ne fit pas à la question démographique une publicité extraordinaire dans les démocraties occidentales.  D'autre part, les partis politiques se référant à l'écologie préférèrent chercher à gagner des voix - ce qui peut se comprendre dans le cadre d'une démocratie élective - plutôt qu'à soulever une question difficile et considérée comme trop intrusive par leurs électeurs. Bref il fut plus facile de considérer, pour parler comme Hervé Kempf, que c'était 'les riches qui détruisent la planète' (11) que de s'interroger aussi sur l'impact de notre nombre grandissant.

C'est ainsi que la population humaine a doublé ses effectifs, entre 1968 et 2013. Doublement accompagné d'un échec patent des concepts de développement durable, de croissance verte ou d'économie circulaire ; concepts qui n'ont qu'à peine infléchi le modèle de développement urbano-industriel alors qu'un virage réel était nécessaire pour être à la hauteur des enjeux écologiques auxquels toute la planète est confrontée. D'où l'impérieuse nécessité de jouer désormais sur tous les leviers possibles afin de limiter, sinon d'éviter, un probable effondrement. D'où le retour de la question démographique. Question souvent posée par des écologistes qui ne se laissent plus enfermer par l'image négative d'une dénatalité organisée au profit des nantis ; qui privilégient l'urgence d'agir vigoureusement à la fois sur notre nombre et sur notre mode de vie, pour aller vers un monde moins plein et une vita povera joyeuse (12) ; qui refusent de voir le futur à travers la simpliste et pauvre multiplication des objets et des hommes au-delà même de la saturation, préconisant plutôt un développement qualitatif dans le respect de toutes les espèces vivantes afin de ressentir cette puissance de vie que manifeste la sève montante, cette énergie interne par laquelle l'homme se développe, ce qu'Hildegarde de Bingen (13) nomme viriditas, la viridité, concept qu'il est urgent de redécouvrir pour introduire un peu de subtilité et d'intelligence dans l'aventure humaine, et s'affranchir de la logique multiplicatrice qui trop longtemps nous a servi d'horizon.

Deux ouvrages traduisent cette effervescence.  "Compte à rebours. Jusqu'où pourrons-nous être trop nombreux sur Terre ?" D'Alan Weisman, paru en France en janvier 2014 (14) ; et  "Moins nombreux, plus heureux. L'urgence écologique de repenser la démographie", paru en février 2014, écrit  par un collectif d'auteurs (15), avec notamment Alain Hervé dont la précieuse présence permet de faire le lien avec l'écologie des années 70, cette écologie qui n'oubliait pas la démographie.

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1 : Giammara Ortes, 1713-1790. Économiste et mathématicien, il vit à Venise et publie notamment  Della economia nazionale en 1774 et Riflessioni sulla Populazione dell Nazioni per Rapporte all'Economia Nazionale en 1790.

 2 : Hans Overbeek, Un démographe prémalthusien au XVIIIe siècle : Giammara Ortes  in Population, volume 25, numéro 3, pp. 563-572. Hans Overbeek estime, en conclusion dudit article, que pour Ortes il s'agissait d' »un optimum de bien-être général, qui comprenait des éléments sociaux et politiques ».    

3 : Hong Liang-Ki, 1746-1809. Lettré chinois à la carrière tumultueuse, il rédige en 1793, sous le règne de l'empereur Kien Long et à la suite d'une longue période d'expansion économique et de progrès démographique, son traité  Yi-yen (Opinions).  

: Hong Liang-Ki,  Hong Pei-kiang che wen-tsi, édition choisie des œuvres de H L-K en trois volumes, Changhai, 1936, 1er volume, pp. 48-50, paragraphe sur la paix. Traduction retrouvée sans mention d'auteur dans les papiers d'Henri Maspero. Ces éléments ont été trouvés dans le texte de Jean Chesneaux intitulé : Un prémalthusien chinois : Hong Liang-Ki in Population, 1960, volume 15, numéro 1, pp. 89-95.  

5 : Jean Chesneaux, Un prémalthusien chinois : Hong Liang-Ki in Population, 1960, volume 15, numéro 1, p. 90.  

6 : « Faire cultiver toutes les terres disponibles et utiliser les forces inemployées du peuple, …, interdire les dépenses extravagantes, réprimer toutes monopolisation des richesses et quand des fléaux surviennent, ouvrir les greniers et le trésor public pour donner des secours aux malheureux. ». ibid. p. 93  

7 : « Dans les familles opulentes, une personne occupe une maison qui pourrait fournir le logement de cent individus et une seule famille possède des terres aussi vastes que celles de cent autres familles. Il n'y a donc rien d'étonnant à voir des gens pauvres mourir partout de froid et de faim ». (Paragraphe sur la vie sociale). Ibid. p.92.

8 : « Mais entre Hong et Malthus, existe une différence importante : Malthus craint pour les intérêts de la classe possédante. La loi des pauvres impose à celle-ci une charge qui va s'accroître constamment si les pauvres continuent à se multiplier. Soucieux de maintenir l'ordre social, il arrive logiquement à souhaiter et à préconiser la limitation des naissances. … Hong songe au contraire à s'en prendre aux riches, en particulier en matière de logement. » Alfred Sauvy, Commentaire,  suite à au texte de Jean Chesneaux précité. Ibid. p. 95.

9 : Ester Boserup, née Børgesen, 1910-1999, économiste. Elle publia notamment Évolution agraire et pression démographique, trad. française de 1970, 224 p., coll. Nouvelle bibliothèque scientifique, Flammarion - Édition originale en anglais : The Conditions of Agricultural Growth. The Economics of Agriculture under Population Pressure. 124 p. London and New York 1965.

Elle réfuta la proposition de Thomas Malthus selon laquelle les méthodes agraires définissaient la taille de la population (fonction de la nourriture disponible). Elle démontra au contraire que c’est la pression démographique qui impose l’évolution des techniques agraires.   A son propos, voir aussi Hervé Le Bras, « Malthus ou Boserup : validité et continuité historique des modèles démo-économiques », Mathématiques et sciences humaines, n°164, Hiver 2003.  

10 : La bombe « P » 7 milliard d'hommes en l'an 2000, (The Population Bomb) Paul R. Ehrlich, ed. Fayard, 1969 ; en poche, coll. Documents, ed.  J'ai lu, 1973.

11 : Comment les riches détruisent la planète, Hervé Kempf, coll. L'histoire immédiate, Le Seuil, janvier 2007.

12 : Vita Povera, l’expression a été construite en parallèle à celle d’arte povera ; ainsi la pauvreté n’est pas incompatible avec la beauté, l’énergie, la joie de vivre. Ce concept de vita povera veut donner toute sa place à une vie moins matérialiste et plus harmonieuse, pleine de viridité, tournant le dos à l'exploitation de l'homme par l'homme, laissant libre des espaces sauvages où la vie des plantes et des animaux se régulerait sans nous et s'épanouirait. Ce concept est toutefois différent de celui de sobriété heureuse défendu notamment par Pierre Rabhi ; il insiste plus sur l’idée de pauvreté afin de marquer notre défiance vis-à-vis des nombreux discours écologisants qui tentent de masquer l’importance des changements et des sacrifices matériels à prévoir.

13 : Hildegarde de Bingen, 1098-1179. Bénédictine mystique, musicienne, femme de lettres franconnienne, linguiste, à la fois sainte et docteur de l’Église, elle écrit notamment en 1158 le livre des subtilités des créatures divines et le livre des œuvres divines en 1174.

14 : Première édition sous le titre Countdown. Our Last, Best Hope for a future on Earth ? Editions, Little, Brown and Compagny, 2013. Version française : Compte à rebours. Jusqu'où pourrons-nous être trop nombreux sur Terre ? Editions Flammarion, janvier 2014, 430 pages, 23,90 €.

15 : "Moins nombreux, plus heureux. L'urgence écologique de repenser la démographie", ouvrage collectif coordonné par Michel Sourrouille, préface d'Yves Cochet, ed. Sang de la Terre, février 2014, 176 pages, 16 €. En librairie le 17 février 2014.

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commentaires

J
A une dénatalité organisée au profit des nantis, comme vous le dites si bien, répond dans les milieux plutôt placés à l'extrême-gauche, et en particulier chez les anarchistes, l'idée d'un refus de<br /> fournir aux classes dirigeantes de la chair à canon et de la main d'oeuvre soumise; ceci s'accompagnant déjà chez certains dès le XIXe d'une préoccupation environnementale. Tous les anarchistes ne<br /> partagent pas les conceptions natalistes d'un Elisée Reclus par exemple.
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D
<br /> <br /> Oui, de même que le natalisme qui est ultra majoritaire, l'est dans toutes les sensibilités politiques, l'anti natalisme quoiqu'ultra minoritaire se trouve aussi<br /> dans des sensibilités très  différentes sur l'échiquier politique. Le grand problème est que ce caractère ultra minoritaire s'applique aussi au  milieu écologiste qui semble globalement<br /> inconscient du problème.<br /> <br /> <br /> <br />
T
PS: félicitations aux deux auteurs de ce blog pour leurs contributions convaincantes à" Moins nombreux, plus heureux". Livre qu'il faut évidemment se procurer.
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T
On pourrait sommairement dire que depuis la mort de Dieu, l'humanité est ivre d'elle-même. C'est ce sentiment du tout est possible(donc nécessaire) qui l'affranchit du sentiment des limites. Il n'y<br /> a pas de limites au monde puisqu'il n'y en a pas au "génie humain". Si ce monde est limité, nous en trouverons d'autres ( sous terre, dans l'espace, la virtualité...). La modération c'est à dire<br /> l'humilité n'a aucune place dans cette nouvelle idéologie( dont l'origine remonte à quelques siècles pourtant). Et même ceux qui prônent la vie pauvre parmi les écologistes ne savent pas ce qu'est<br /> la véritable humilité puisqu'ivres d'eux-mêmes eux aussi, ils refusent que le nombre d'humains soit le problème. La véritable modération , c'est pourtant accepter l'autre -non pas celui qui a une<br /> couleur de peau ou une orientation sexuelle différente-mais celui qui est radicalement Autre, l'Autre vivant. Végétal, animal...qui n'est pas au service de l'homme. Un autre à qui il faudrait<br /> laisser place et existence. Devant lequel il faudrait s'effacer, comme on s'efface par politesse. Le chemin est encore long pour que les humains acceptent cette humilité-là et donc modèrent leur<br /> nombre !!
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C
En fait, l'homme semble avoir été de tous temps conscient des limites de sa procréation, puis l'avoir quelque peu oublié jusqu'à la fin du XVIIIe s., puisque un demi millénaire avant notre ère,<br /> Platon se préoccupait déjà de démographie, au niveau de la cité.<br /> Cf. (entre autres sources) European demographic information bulletin<br /> http://link.springer.com/article/10.1007%2FBF02917685#page-1<br /> <br /> Quant à COMPTE A REBOURS, de Alan Weisman, à lire absolument - https://docs.google.com/document/d/1qmDMF4-cFRQdojlcTl0IQFmKGnBaYhMd6MZOgzJ24Lk/edit
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