Article paru préalablement dans la revue La Recherche (février 2017)
L’homme se considère en général comme l’espèce dominante sur Terre. Cette réflexion sous-estime le rôle des autres organismes de notre planète. Sans l’activité constante des microbes par exemple, le fonctionnement de la biosphère s’arrêterait en quelques jours voire en quelques heures. Néanmoins, l’homme est clairement le prédateur principal sur Terre comme en mer. Les modifications physiques chimiques et biologiques qu’il impose au fonctionnement de la planète sont majeures et indéniables. On estime ainsi à 30 milliers de milliards de tonnes (soit 50 kilogrammes pour chaque mètre carré de la planète) le poids des matériaux techniques construits et rejetés par les sociétés humaines (par exemple le béton) (1) ; quant aux rejets et à l’accumulation de gaz à effet de serre, ils modifient la composition de l’atmosphère à un niveau tel qu’ils altèrent le système climatique.
Ces changements justifient-ils que l’on définisse de manière formelle une nouvelle époque géologique du nom d’Anthropocène ?
Pour répondre à cette question il faut d’abord comprendre l’outil très particulier qui permet aux géologues de classer le déroulement du temps sur Terre : l’échelle des temps géologique, désignée sous le nom de « Chartre Chronostratigraphique Internationale ».
Cet outil est construit sur la base de deux critères.
Le premier est d’ordre temporel : étant donné l’existence déjà extrêmement longue de notre planète – environ 4,6 milliards d’années -, il faut que chaque unité de temps représente une période relativement longue si l’on veut éviter de les multiplier. Ainsi les périodes les plus longues les « éons » se comptent en milliards d’années. Même les plus courtes - les « époques » et les « âges » -, ont des durées de plusieurs millions d’années, incomparables avec les décennies et les siècles utilisés pour décrire l’histoire de l’humanité.
Le second critère est d’ordre stratigraphique : le temps géologique ne prend pas seulement en compte les durées (la géochronologie), il s’appuie aussi sur leur représentation au sein des couches de roches. Ces couches préservent des environnements différents de la planète, elles « enregistrent » les preuves de cette histoire.
Cette classification appelée « chronostratigraphie » est fondamentale aux yeux des géologues. Pour être acceptée officiellement dans l’échelle des temps géologiques, l’Anthropocène doit donc remplir ces critères temporel et stratigraphique. Dans quelle mesure y répond-il ?
L’équivalent d’une vie humaine
Etudions d’abord le critère temps. Une évaluation récente menée par le groupe de travail qui étudie l’Anthropocène suggère que la proposition optimale serait de le faire débuter vers la moitié du XXème siècle. L’Anthropocène aurait donc soixante-dix ans environ, soit l’équivalent d’une vie humaine. Certes, cela fait bien peu à l’échelle des temps géologiques. Cependant ce serait oublier que cette échelle n’est pas divisée de manière uniforme. Ainsi les subdivisions plus anciennes tendent à être beaucoup plus longues que les plus récentes. La raison ? Les couches de roches qui composent les couches de roches les plus récentes sont mieux conservées et plus proches de la surface, ce qui rend leur définition plus précise.
Un exemple notable est celui de l’Holocène qui est la deuxième période du Quaternaire, et celle dans laquelle formellement nous vivons. Or, l’Holocène dure depuis 11 700 ans seulement, soit trois ordres de grandeurs de moins par exemple que la première époque du Quaternaire, le Pléistocène, époque des glaciations qui a duré 2,6 millions d’années. Dans ce contexte, la durée de l’Anthropocène ne semble plus aussi révolutionnaire.
Parlons maintenant du critère stratigraphique. Les changements associés à l’Anthropocène, - en particulier ceux qui touchent au climat, à la pollution et à la biologie de la Terre- se font déjà ressentir dans la composition des couches sédimentaires de notre planète, et cette tendance est de plus en plus prononcée. Les strates sont certes peu épaisses par rapport à celles d’époques géologiques anciennes (même si elles se comptent en dizaines de mètres sous nos villes et dans nos décharges), mais elles sont déjà facilement distinguables.
Dans ces strates, en particulier dans les zones urbaines, on retrouve quantité de fragments de béton – pour rappel, la moitié des 500 milliards de tonnes de béton a été produite au cours des 20 dernières années - et d’aluminium (presque la totalité des 500 millions de tonnes de ce métal a été produite depuis les années 1940). Idem pour le plastique, ce matériau dont cinq milliards de tonnes ont été produites depuis un peu plus de soixante-dix ans est présent dans le monde entier, y compris au fond des océans, sous formes de fragments, de microfibres et de microbilles (2). De même, les cendres volantes provenant de la consommation de combustibles fossiles peuvent être récupérées, comme les pollens et les spores fossiles, dans des couches sédimentaires partout sur la planète.
Signal brutal
Les cycles biogéochimiques d’éléments clefs tels le carbone, l’azote et le phosphore ont eux aussi été profondément modifiés à l’échelle globale. On retrouve les signes de ces modifications dans les strates récentes ; typiquement il s’agit de modification soit dans la teneur soit dans les proportions en isotopes stables de ces éléments. Ces variations sont similaires à celles que l’on a utilisées comme marqueurs temporels pour délimiter des époques anciennes. Un autre signal – celui qui est intervenu de la manière la plus brutale peut-être – est celui des radio-isotopes artificiels, disséminés tout autour de la Terre à la suite des essais nucléaires entrepris depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Les teneurs en plutonium en particulier, s’élèvent dans les sédiments marins et lacustres, dans la tourbe, les calottes glaciaires, et même dans les organismes de très longues durées de vie (coraux, arbres, etc.).
Enfin, un dernier signal est la modification de la faune et de la flore mondiale : l’homme a introduit de multiples espèces invasives et en a éliminé d’autres (à une allure qui selon certains spécialistes va conduire à la sixième extinction de masse), il a aussi domestiqué de nombreuses espèces animales et végétales. Cette modification profonde est en train de former un signal paléontologique complexe mais distinct des époques voire des ères précédentes. Qui aurait imaginé que à notre époque, l’oiseau le plus abondant sur la planète, et de loin, soit le poulet domestique Gallus gallus ?
Dans ce sens le placement du début de l’Anthropocène vers le milieu du XXème siècle serait comparable à plusieurs des grandes transitions reconnues dans l’échelle géologique du temps. Par exemple, le Crétacé donna place au Paléogène à la suite de l’impact d’un astéroïde qui, il y a près de 65 millions d’années, dissémina partout une couche d’iridium tout en entrainant la disparition des dinosaures et de bien d’autres espèces. Tout comme les géologues et les paléontologues actuels peuvent identifier aisément cet évènement et ses répercussions (dont l’essor des mammifères !), ceux du futur apprécieront certainement la profondeur des évènements qui définissent l’Anthropocène.
Comme nous venons de le montrer nous ne manquons pas de preuves justifiant la reconnaissance de l’Anthropocène comme époque géologique à part entière. Il reste néanmoins beaucoup de travail à faire avant de présenter une proposition formelle, celle qui aboutira à reporter une nouvelle époque sur l’échelle stratigraphique internationale. Ce type de proposition requiert l’approbation de la communauté mondiale des géologues. Elle doit pour cela être fondée sur un point de référence physique – ce qu’on appelle un « clou d’or » – qui représentera au mieux la frontière géologique entre l’Anthropocène et l’époque qui la précède, l’Holocène : un point de référence exemplaire doit être trouvé pour cette transition planétaire, qui permettrait une corrélation stratigraphique objective partout sur la planète. Or la localisation, l’analyse et la sélection d’affleurements potentiels – qui peuvent se trouver dans les dépôts sous-marins de profondeurs, dans les sédiments lacustres, dans des anneaux de croissance d’arbres, dans des bandes de croissances de coraux, etc. - est une tâche considérable sur le plan logistiques comme sur le plan scientifique.
Cette tâche a maintenant débuté. Une fois que les données auront été rassemblées et étudiées dans leur ensemble, nous serons en mesure de proposer la reconnaissance officielle de l’Anthropocène en tant que subdivision de la Chartre Chronostratigraphique Internationale.
(1) J. Zalasciewicz et al. Antropoc.review., doi : 10.1177/2053019616677743, 2016
(2) C. N. Waters et al. Science, 351, 137, 2016
Auteurs :Jacques Grinevald, Catherine Jeandel, Clément Poirier, Colin N. Waters, Alexander P. Wolfe, Jan Zalasiewicz : membres du groupe de travail sur l’Anthropocène.
_________________________________________________________Cet article a été préalablement publié dans la revue La Recherche numéro 520, février 2017, p. 87 et 88. Il fait partie d’une tribune de la rubrique « idées » consacrée à l’Anthropocène et intitulée : « Avons-nous changé d’ère géologique ? » Il était accompagné de deux autres textes, l’un défavorable à la création d’une nouvelle ère : « Une étape dans l’histoire de la Terre ou de l’humanité ? » par les géologues Patrick de Wever et Stan Finney et l’autre proposant une approche plus historique : « Le prix de l’onction géologique » par l’historien des sciences Jean-Baptiste Fressoz. Le même thème a donné lieu également à un éditorial de Sophie Coisne (Rédactrice en chef) intitulé « Une nouvelle ère pour sauver la planète ? » (p.3). Merci à Monsieur Philippe Pajot, chef des informations, de nous avoir autorisé la reprise de cet article.