Loi de Gresham – produit-ersatz – société de croissance – process industriels nocifs – réglementation sanitaire – principe de précaution – économie mondialisée – relocalisation – boucle de rétroactions – illusion industrialiste – rétraction de la consommation –
Non, ce n’est pas la loi dite de Gresham dont Nicole Oresme (1) présentait déjà le mécanisme en plein quatorzième siècle qui s’appliquerait à la banane, c’est juste une histoire d’écologie et de marché faussé.
Prenons les faits. Qu’est ce qui ressemble le plus à une banane cultivée sainement sinon une banane à régime forcé (2) produite à grand coup de pesticides ? Or le rendement n’est pas le même quand on utilise jusqu’à 70 kg de pesticide par hectare et par an, ou dix fois moins selon le président de l’UGPBAN (3). Et que dire alors des bananes produites en agriculture biologique et respectant la charte du commerce équitable ? Résultat, la banane distribuée par le géant Chiquita peut être vendue autour de 1.20 euro/kg quand la banane ‘européenne’ se trouve entre 50 et 100 % plus chère et pèse moins de 20 % du marché. Sans parler de la part du bio et équitable qui ne représente guère plus que 1 % du marché français.
Ainsi produire mieux en respectant socialement les acteurs de l’ensemble de la filière aboutit à ne pas être compétitif sur le marché mondial, et donc à perdre à terme des parts de marché dans un monde où les dirigeants sont toujours prêts à faire gagner du pouvoir d’achat à leurs concitoyens : conclusion, la mauvaise banane finit par chasser la bonne.
Si la banane illustre cet article, c’est qu’elle est le fruit le plus produit, le plus exporté et le plus consommé au monde (4). Mais elle n’est qu’un exemple possible parmi des milliers. En fait tout se passe comme si une bonne part de la consommation depuis 50 ans s’était construite autour de produits similaires ou semblables aux produits dont nos grands-parents avaient l’habitude mais dont la nature même a changé du fait de leur composition ou de leur mode de fabrication.
L’œuf d’aujourd’hui ressemble à celui d’hier, en bien moins coûteux. Mais la différence est grande entre œuf d’une poule élevée en batterie et œuf d’une poule vivant au grand air et ayant une nourriture variée. Idem entre un saumon sauvage et un saumon issu d’une ferme norvégienne nourri aux farines animales. De même, les meubles d’aujourd’hui sont aussi beaux que ceux d’hier, il faut juste regarder plus avant pour s’apercevoir que l’aggloméré plein de colle et de formaldéhyde a remplacé le bois massif. Dans tous les domaines ou presque de notre vie quotidienne, les objets que nous utilisons, les nourritures que nous mangeons, les locaux que nous habitons, tout cela n’est plus que l’ersatz du produit que nous croyons consommer.
Un ersatz qui ne fait que des gagnants, du moins en apparence. C’est le consommateur qui achète moins cher et qui connaît enfin le plaisir de disposer d’un bien autrefois l’apanage des riches ou des puissants. C’est l’entrepreneur qui voit son marché exploser et ses frais de production diminuer. C’est le politique qui a sous la main des preuves tangibles et mesurables de la société de progrès qu’il défend. L’ersatz n’est plus un ersatz mais la condition du bonheur, et les anciens produits ne sont plus qu’à inscrire dans le temps passé des vieilles techniques devenus obsolètes.
Dans nos têtes comme dans l’économie de marché qui irrigue la société de croissance, les produits-ersatz, les produits Canada Dry, gagnent et ne laissent qu’une place marginale aux produits qui refusent les facilités de l’industrie chimique actuelle ou du génie génétique.
Mais après tout, est-ce si grave ?
Malheureusement la réponse est oui. Car l’immense majorité des produits d’aujourd’hui n’est pas la résultante d’une évolution générée par l’inventivité et l’intelligence des hommes mais est la résultante du recours à des techniques faisant l’impasse sur la nocivité des process industriels utilisés et sur le recours sans limite à des ressources rares et non renouvelables, comme sur la destruction de l’équilibre séculaire de sociétés entières.
Le recours à ces techniques déloyales dans le cadre d’un marché ouvert a pour effet de détruire globalement la part des produits sains en les limitant à quelques consommateurs aisés et avertis.
Comment casser cette spirale destructrice ?
Le premier réflexe est de penser que nous souffrons d’un déficit de règles. Interdire les intrants de produits nocifs à tous les stades de production semble évident ; mais dans les faits c’est une autre affaire d’appliquer cela quand le marché est mondial. Sans compter qu’il faut à chaque fois apporter la charge formelle de la preuve de la nocivité d’un produit ou d’une pratique. Et que celle-ci est longue coûteuse et parfois incertaine à démontrer. Une solution, le principe de précaution ? Avouons que ce dernier n’est pas encore réellement reconnu dans le droit international et ne pèse pas lourd face aux enjeux économiques bien concrets défendus par les grandes compagnies. Bref il y a là un long combat citoyen à mener.
Promouvoir une production locale est une autre forme de réponse. Car d’abord il est plus facile de peser sur la réglementation de son propre pays et de contrôler son application. Il y a ensuite le fait que les boucles de rétroactions étant plus petites, la perception des problèmes, de leurs causes et de leurs conséquences, est plus facile à appréhender. Reprenons l’exemple de la banane. Quand l’emploi des pesticides, et notamment du chlordécone, a empoisonné les sols des plantations, quel était l’effet pour le consommateur européen ? Nul, si ce n’est qu’il pouvait disposer concrètement d’un fruit à bas prix ; comment et pourquoi ce consommateur se révolterait-il alors contre ces conditions de production ? De même ce fameux consommateur, client en bout de chaîne des grandes sociétés importatrices, n’est jamais confronté en face à face à la misère sociale que le prix d’achat qu’il pratique génère ; comment regimberait-il alors qu’il ignore de façon concrète les conséquences de ses actes ? L’éloignement a du bon pour la banane-ersatz ! A l’inverse, on peut espérer que le consommateur se révolterait et refuserait de cautionner le produit dont la production polluerait gravement le territoire de son canton ou qui mettrait gravement en cause la santé de son petit cousin. Il verrait en tout cas très vite les effets négatifs d’un choix basé sur l’intérêt à court terme.
Casser la spirale destructrice qui chasse les bons produits, c’est aussi arrêter de confondre l’amélioration de la productivité et le saccage de la planète. Si notre pouvoir d’achat a augmenté de façon exponentielle depuis 50 ans, ce n’est pas parce que nous sommes aussi malins que nous le croyons, c’est parce que nous avons utilisé le stock que la planète met à notre disposition (notez l’image si anthropocentrique, ndlc (5) !) comme s’il s’agissait d’un flux ; c’est aussi parce que nous n’avons pas hésité à employer des intrants toxiques en faisant l’impasse quant à leurs effets sur le biotope comme sur nous-mêmes. Autrement dit, l’abondance matérielle d’aujourd’hui a été construite sur trois piliers : le pillage accéléré des ressources de la planète, le jeu - alimenté par le mésusage du pétrole dans les transports - d’une économie mondialisée permettant d’utiliser la main d’œuvre à bas coût des pays pauvres , et enfin le recours à des techniques de fabrication industrielles méconnaissant les principes de qualité et de sûreté qui présidaient auparavant à leur réalisation. En clair, nous n’avons pu avoir tous ces biens et services que parce que nous avons triché en ne payant jamais le juste prix. Et payer le juste prix signifie que nous ne pourrons pas disposer d’autant de biens et de services : intégrer la juste rémunération de la main d’œuvre, utiliser des ressources renouvelables, ne plus recourir aux produits chimiques facilitant la production industrielle de masse, ça rend impossible pour l’immense majorité de nos citoyens l’accès à tous ces biens qui se sont ‘démocratisés’. Finie la banane Cavendish pas chère, terminés les week-ends en avion à l’autre bout du continent pour un dixième d’un smic mensuel, oubliés les canapés à 300 euros, et les pizzas surgelées à 4 euros !
La facture pour une société respectant l’écologie de notre planète, c’est sans aucun doute le retour à un budget familial dans lequel les postes liés à la nourriture et au logement seront largement majoritaires, c’est la fin de l’idée que demain sera toujours mieux avec toujours plus, c’est un coup de bambou sur notre mode de consommation comme de production, c’est une interrogation sur notre nombre, c’est en finir avec l’illusion industrialiste du progrès, c’est arrêter de croire au Père Noël, ce sentiment qui est une drogue dure.
C’est une longue traque que la chasse à la mauvaise banane …
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1. Traducteur d’ Aristote, ce savant né en 1325 publie en 1366 le Traité des monnaies : De origine, natura, jure et mutationibus monetarum, Cf. Claude Dupuy, Frédéric Chartrain, Traité des monnaies et autres écrits monétaires du XIVème siècle (Jean Buridan, Bartole de Sassoferrato), La Manufacture, 1989
2. Bananes à régime forcé, film de Didier Fassio et de Franck Seuret, 2008.
3. Union des Groupements de Producteurs de Bananes de Guadeloupe et de Martinique. Sur ce thème, cf. Louise Allavoine, De la Martinique au supermarché : voyage avec la banane, in Terra Eco, 08.02.2009. Voir aussi Florian Martin, Les antilles ont la banane...durable in durable.com, 23.12.2009.
4. Avec une production de l'ordre de 100 millions de tonnes produites par an.
5. ndlc = note de la claviste. Ceci est un clin d'oeil à la technique journalistique popularisé par Libération dans les années 70, période où les clavistes n'hésitaient pas à insérer des commentaires dans les articles des journalistes.