Un article d'Antoine Solomiac
En ce début d’année 2021, huit ans et demi après Merah, six ans après Charlie, et alors qu’un professeur de l’enseignement public vient de se faire décapiter pour blasphème, la France se penche officiellement sur son rapport avec l’islam et avec l’islamisme.
C’est un fait nouveau. Depuis Charlie et l’abandon du concept de « loup solitaire » qu’on s’était empressé d’accoler à Merah, le mot d’ordre des pouvoirs publics a été constant : pas d’amalgame, au point qu’on a fini par qualifier de « pas-d’amalgamistes » ses auteurs et ses relais. Mais ce mot d’ordre du pouvoir hollandiste correspondait alors au vœu d’une majorité de l’opinion et était repris à l’unisson par la droite et les médias : il n’y avait pas de problème avec l’islam en France mais seulement des terroristes, des radicaux, des radicalisés, quand ce n’était pas tout simplement des déséquilibrés, pouvant avoir agi pour des motifs « religieux », ignorant eux-mêmes qu’ils étaient mus, en réalité, par une logique d’exclusion sociale.
Le chef d’œuvre de ce discours orwellien était donné au mois d’octobre par le New York Times qui titrait, après l’assassinat de Samuel Paty : « Un homme abattu par balles par la police française après une attaque meurtrière au couteau dans la rue » (French Police Shoot and Kill Man After a Fatal Knife Attack on the Street). Un fait divers en quelque sorte.
Il aura fallu que le président de la République donne de sa personne en parlant de séparatisme islamiste pour que ce mot réintègre le débat politique officiel, les gens de cour se sentant autorisés à mettre le nom sur la chose, non sans réticence d’ailleurs, presque sur la pointe des pieds. La droite a déposé une proposition de loi constitutionnelle visant à garantir la prééminence des lois de la République, le gouvernement riposte avec un projet de loi confortant les principes républicains, ces textes étant l’un comme l’autre expurgés de quelque référence que ce soit à l’islam ou à l’islamisme.
De surcroît, le socle de la pensée officielle est qu’il n’existe aucune continuité ni aucune corrélation entre islam et islamisme. Cette différenciation radicale entre les deux termes, qui se présente comme une constatation de fait, ne résulte pas de l’observation sociale mais est déduite de l’opinion, au demeurant respectable, que la stigmatisation de la communauté musulmane consécutive au terrorisme serait à la fois injuste à son égard et préjudiciable à la cohésion nationale. Les représentants de la classe politique française n’hésitent pas à se transformer, pour les besoins de la démonstration, en exégètes du Coran : une religion de tolérance et de paix.
Le problème est que cette vision irénique est contredite par les études d’opinion réalisées par l’IFOP pour le compte de l’Institut Montaigne en mai 2016, puis de Charlie Hebdo et de la Fondation Jean-Jaurès en août 2020, qui montrent au contraire qu’il y a bien continuité entre islam et islamisme. La population musulmane se distingue nettement du reste de la population française – composée de deux grandes masses, les chrétiens et les personnes sans affiliation religieuse – lorsqu’elle est interrogée, notamment, sur la hiérarchie entre les lois religieuses et les lois profanes, sur la liberté de critique de la religion ou sur le degré de compréhension du terrorisme.
Cette continuité entre islam et islamisme n’est pas propre à notre pays : la montée du fondamentalisme, depuis un demi-siècle au moins, concerne l’ensemble des populations musulmanes dans le monde. Pour la France, les études citées plus haut tendent à prouver, d’une part, que les distorsions évoquées entre communauté musulmane et communauté nationale se creusent avec le temps, d’autre part, qu’au sein de la communauté musulmane, les jeunes et les très jeunes (de 15 à 24 ans) sont les plus sensibles à l’islamisme : ils sont ainsi 74 % à répondre qu’ils « font passer leurs convictions religieuses avant les valeurs de la République ».
Autant dire que malgré les discours officiels et les politiques publiques mises en œuvre depuis des années, souvent coûteuses, la situation ne s’est pas améliorée et ne risque pas de le faire dans un avenir prévisible. Les faits sont têtus. Comme le constatait sobrement un ancien Premier ministre, « la sécularisation de la religion musulmane recule ».
Que faire donc ? D’abord nommer les choses, ce qui ne veut pas dire nommer « l’ennemi » : personne ne songe en France à rééditer la bataille de Poitiers. Parler de l’islam, ce n’est pas occulter qu’une grande partie de nos compatriotes musulmans, notamment les aînés, placent encore les lois de la République au-dessus de celles de la religion et n’aspirent qu’à vivre paisiblement en conservant leur foi. Ils ne revendiquent, comme d’autres minorités, que le droit à l’indifférence, ni plus, ni moins non plus.
Mais c’est aussi regarder comment change la composition religieuse de la société française, avec le recul du catholicisme et la progression de l’irreligion, depuis un siècle, et avec la montée de l’islam, depuis un demi-siècle, principalement due à l’immigration et à la résilience culturelle et religieuse des populations concernées une fois installées dans notre pays.
Il y a environ six millions de musulmans en France, soit 9 % de la population, ce qui n’est pas en soi considérable mais qui en fait quand même le second foyer de peuplement musulman en Europe après la Russie et le premier de l’UE devant l’Allemagne.
Si l’on se penche maintenant sur les statistiques de l’état civil, c’est plus de 18 % des prénoms donnés en France à la naissance au cours de ces dernières années qui sont arabo-musulmans, soit le double de proportion des musulmans dans le pays. Cela fait ressortir tant le dynamisme démographique de la communauté musulmane au sein de la population française, que le caractère très relatif de son assimilation : ces prénoms sont encore donnés à la troisième génération en comptant celle de l’installation en France. Sans doute, au niveau d’une famille, le choix du prénom relève-t-il de la liberté individuelle, mais au niveau statistique il est le marqueur culturel et social de la place qu’occupe une communauté dans un pays et de son niveau d’intégration.
On compare souvent la situation des musulmans avec celle des immigrés européens en France du début du siècle dernier. Ces situations présentent pourtant deux différences : d’une part, les immigrés européens ne constituaient que 3,5 % de la population française de l’époque, soit deux et demi fois moins que la proportion des musulmans aujourd’hui, d’autre part, l’appartenance à une communauté religieuse est un facteur d’identification et de différenciation plus pérenne que la pratique d’une langue d’origine, qui s’oublie en une génération.
Continuité effective entre islam et islamisme, recul de la sécularisation de la religion musulmane, assimilation inaboutie de la communauté d’hommes et de femmes qu’elle rassemble, voire irrédentisme d’une partie de sa jeunesse, ces faits dérangent nos habitudes de penser. Ils remettent en cause nos idées sur les relations entre religion et société civile, jusques et y compris la notion de laïcité.
On peut, en effet, se demander si celle-ci a vocation à régler, de tout temps et en tous lieux, les rapports entre la religion et le pouvoir séculier, ou si elle ne constitue pas plutôt le compromis historique passé en France, au début du siècle dernier et après plus d’un siècle de luttes, entre une République conquérante et une église catholique connaissant les premiers signes de la déchristianisation du pays.
Nous avons longtemps, par ethnocentrisme, identifié notre représentation de la religion au catholicisme, ce qui nous amène désormais à trouver des « particularités » à l’islam. Mais l’islam ne se définit pas par rapport à une norme implicite, qui serait le catholicisme ou plus généralement le christianisme, « religion de la sortie de la religion ».
Il faut aujourd’hui nous garder de deux illusions, qui ont inspiré nos politiques publiques. La première est la possibilité d’éradiquer l’islamisme sans porter atteinte à l’islam, la seconde est l’idée de faire entrer celui-ci dans le paradigme de la laïcité. Ce sont des vœux pieux.
Nous devons changer notre manière de voir et poser la question de notre rapport à l’islam en termes quantitatifs, c’est-à-dire dans la perspective des relations entre la communauté nationale tout entière et la communauté musulmane, et non plus sur la base des rapports de droit entre l’Etat et chacun des individus qui composent cette dernière.
C’est une remise en cause sinon de l’approche laïque, du moins de la fameuse phrase de Clermont-Tonnerre en 1789 : « Tout refuser aux Juifs comme nation, tout accorder aux Juifs comme individus ». Car si l’islam n’est pas un Etat dans l’Etat, comme a pu l’être la Réforme sous Richelieu, il est en passe de devenir une petite nation dans la nation française. On peut fermer les yeux pour ne pas le voir, on peut faire des lois pour dire que cela n’existe pas, on finit toujours par se cogner sur la réalité.
Abandonner l’objectif de laïciser l’islam pour se fixer celui de le stabiliser, du moins en France, à son niveau actuel ou à un niveau qui ne soit pas trop supérieur, apparaît dès lors comme une réponse plus réaliste.
Il faut, en priorité, réduire le volume de l’immigration non européenne. Celle-ci est en effet musulmane dans la proportion de 80 % au moins de ses effectifs, compte tenu des pays d’origine des migrants. Elle représente un solde migratoire - nombre des nouveaux arrivants diminué de celui des immigrés quittant la France - d’environ 200 000 à 250 000 personnes de confession musulmane chaque année, soit de 0,3 % à 0,4 % de la population française vivant en France.
Réduire l’immigration se heurte toutefois à trois obstacles. Le premier est celui des ONG et syndicats qui réclament «la liberté de circulation et d’installation des femmes et des hommes sur l’ensemble de la planète » ; si ce courant reste minoritaire, il n’en bénéficie pas moins de relais solides dans les médias. Le deuxième obstacle est représenté par différents secteurs économiques (BTP, restauration, agriculture saisonnière), qui fonctionnent grâce à une main d’œuvre bon marché et précarisée ; c’est un obstacle plus sérieux, les forces économiques concernées disposant de lobbys au sein des institutions politiques et de l’administration. Le troisième obstacle, le plus important, tient à la difficulté juridique et pratique de réduire l’immigration, quand bien même la volonté politique existerait de le faire, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
Les trois flux majeurs de l’immigration non européenne sont le regroupement familial, l’accueil des étudiants étrangers et l’immigration clandestine. La réduction du regroupement familial est déjà limitée par le fait qu’une partie de celui-ci consiste en l’accueil sur notre territoire des conjoints de ressortissants français. Elle est, pour le surplus, rendue difficile par la reconnaissance d’un « droit à mener une vie familiale normale » qui résulte des jurisprudences du Conseil d’Etat, du Conseil constitutionnel et des cours européennes (CEDH et CJUE), ayant toutes, à l’exception de celle du Conseil d’Etat, valeur supra-législative.
La limitation du nombre des étudiants étrangers n’est apparemment pas dans les projets de l’actuel gouvernement, qui veut au contraire en porter le nombre de 350 000 à 500 000 (étudiants européens inclus) dans les six ans qui viennent. Or, selon des statistiques officieuses, un tiers des étudiants étrangers, hors doctorants, resteraient en France sans titre de séjour après leurs études.
Enfin, la réduction de l’immigration clandestine repose sur la surveillance physique de nos frontières terrestres et maritimes, ainsi que sur le contrôle des arrivants dans nos aéroports. Ces frontières ne peuvent être que celles de la France, y compris celles internes à l’Europe, en l’état de la porosité des frontières extérieures de l’UE et de la volonté assumée des instances européennes de favoriser la venue de migrants. Il nous faudrait donc, pour lutter efficacement contre cette forme d’immigration, conduire une politique de circulation des personnes en contradiction ouverte avec les accords de Schengen de 1985.
Au-delà des formules obligées sur le nécessaire contrôle des flux migratoires, la réalité est que notre pays accueille chaque année, avec persévérance, un contingent supplémentaire d’immigrés musulmans équivalent à 0,35 % de sa propre population et que les pouvoirs publics ne sont nullement disposés, dans les faits, à y changer quoi que ce soit.
A l’occasion de l’examen du projet de loi sur le séparatisme, dont le mot lui-même a été retiré, et du titre et du texte, le gouvernement a fait savoir qu’il ne saurait être question d’aborder le problème de l’immigration, sans du reste s’expliquer autrement sur ce point. Tout est dit.
Pour surmonter ces entraves qui semblent déposséder la France de sa propre souveraineté, comme dans un mauvais rêve où l’esprit ne parvient plus à commander au corps, il faut une volonté politique. Aucun homme, aucune femme, dans aucune fonction de la République, ne dispose aujourd’hui de l’autorité nécessaire pour imposer cette volonté, pour trancher le nœud gordien. Seul le peuple, s’exprimant par voie de référendum, est en mesure de le faire.
Antoine Solomiac.