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29 mai 2015 5 29 /05 /mai /2015 14:24

Selon les sources, entre 25 et 40 % de la nourriture aujourd’hui produite dans le monde seraient perdus. Il s’agit là d’un problème récurrent. Malgré la chaîne du froid, malgré des outils logistiques toujours plus sophistiqués, nous semblons incapables de diminuer sensiblement ces déperditions. Si chacun les dénonce, un vif débat oppose néanmoins les différents acteurs : producteurs, intermédiaires, distributeurs, consommateurs, se renvoient mutuellement l’essentiel de la responsabilité.

Le sujet vient d’être replacé dans l’actualité puisque les récents amendements proposés dans le cadre de la loi sur la transition énergétique visant à dissuader la grande distribution de détruire les invendus alimentaires en l’obligeant à les reverser à des associations caritatives ont fait l’unanimité. Ils ont d’ailleurs été votés ainsi par l’ensemble des députés. Certes, de telles dispositions relèvent du bon sens et il ne s’agit pas de les mettre en cause. Cependant, dans la masse des commentaires quasi unanimement favorables qui ont accompagné cette mesure, un problème a été passé sous silence. Il s’agit du lien indissoluble entre production de masse à bas coût et gaspillage.

Que dans un monde où des gens peinent à se nourrir, une aussi grande proportion d’aliments soit détruite est évidemment choquant. Pourtant, la dénonciation du gaspillage ne peut faire l’économie d’une réflexion sur ses causes. Le gaspillage n’est pas le fruit du hasard ni de l’incurie ou de l’irresponsabilité de quelques-uns. Ce gaspillage s’ancre dans un ensemble de contraintes économiques que nous ne desserrerons pas facilement en dépit des bonnes intentions. Son maintien durable à un aussi haut niveau est d’ailleurs gage de cette difficulté. Il va de soi que si les différents acteurs trouvaient un intérêt économique conséquent à ne pas gaspiller, il y a longtemps que la question serait résolue. Elle ne l’est pas pour de sérieuses raisons.

Rappelons d’abord une évidence : la plupart des aliments sont périssables, certains comme la viande ou le poisson, très rapidement. Par nature donc, la perte de produits alimentaires est une menace constante qui a accompagné toute l’histoire de l’humanité et la lutte pour la minimiser suppose une attention permanente au maintien des conditions de conservation et au respect des délais d’acheminement, de vente et de consommation. Cette attention a un coût. Sauf à vivre dans un monde parfait, ce qui relève de l’improbable, le « zéro perte » n’existera jamais, les vraies questions sont donc: Peut-on aller vers le « beaucoup moins de pertes » ? Mais aussi, et c’est évidemment plus dérangeant : Y a-t-on intérêt ?

Quitte à choquer, je n’en suis pas sûr ou plus exactement il me semble que le coût du « presque zéro perte » pourrait-être prohibitif.

En effet, ce qui est généralement passé sous silence – sinon incompris - dans ce débat est que les conditions qui permettent la production de nourriture à très grande échelle, c’est-à-dire l’industrialisation de l’agriculture et de l’ensemble de la chaîne de distribution sont les mêmes que celles qui génèrent un certain nombre de pertes. Les deux sont indissociables. La même cause permet à la fois de nourrir plus de sept milliards de personnes et conduit à jeter une proportion importante de ce qui est produit.

Pourquoi ?

Le progrès technique permet certes de limiter les pertes au niveau de la fabrication, du stockage (surtout) et du transport, mais il a aussi une autre conséquence : La baisse des prix (c’est d’ailleurs une des raisons d’être du progrès dans tous les secteurs de l’économie, mais il y a là parfaitement réussi). Jamais la nourriture n’a couté aussi peu cher dans nos pays développés. La part de l’alimentation représente aujourd’hui 13 % du budget des ménages, un chiffre historiquement bas, mais qui a sa contrepartie. Une nourriture de peu de valeur marchande ne vaut pas la peine de dépenser des sommes importantes pour la conserver.

Cela vaut au niveau du producteur, comme à ceux du distributeur et du consommateur.

Prenons l’exemple de ce dernier, c’est-à-dire de nous-mêmes. Il nous arrive à presque tous, de jeter un steak, un yaourt, quelques fruits périmés ou un plat préparé dont nous avons laissé passer la fameuse date limite de consommation recommandée. Sommes-nous des criminels pour autant ou de dangereux inconscients ? Non. Tout d’abord quand le problème survient, la gravité potentielle d’une intoxication alimentaire impose de jeter les aliments. D’autre part, ce choix, justement dans le cadre d’une nourriture peu coûteuse, peut parfaitement se justifier. Le temps est contraint et les courses nécessitent le plus souvent un déplacement en voiture au coût et aux inconvénients très supérieurs à deux ou trois pourcents de la valeur des produits achetés. Il est donc économiquement tout à fait logique que les consommateurs préfèrent grouper leurs achats quitte à prendre le risque d’en jeter une petite partie. En tant qu’agents économiques, ils ont là une conduite parfaitement rationnelle. Ecologiquement même ce n’est pas forcément irréaliste, le transport ayant lui-même un coût en la matière. Cela choque parce que si les poubelles pleines sont visibles, l’énergie dépensée à titre privé et le CO2 dégagé à cette occasion ne sont repérés par personne.

Il en est de même au niveau des distributeurs. Un supermarché pourrait parfaitement n’avoir à jamais jeter un seul yaourt, il suffirait pour cela qu’il les commande, sinon un par un, du moins en toutes petites quantités, de façon à n’avoir aucun stock. Mais alors, la frustration des clients (il y aurait souvent des ruptures), mais surtout la gestion administrative et les coûts de transport et de livraison (on ne va pas détourner un camion de 44 tonnes pour livrer 12 yaourts) seraient tels que le prix du yaourt serait prohibitif et conduirait de fait à le rendre inabordable. L’alimentation de la population n’en serait pas mieux assurée malgré des poubelles alors effectivement vides. Dans une société industrielle, les coûts de la manutention et de la distribution des produits sont très supérieurs à celui de leur fabrication, telle est la réalité économique que les pourfendeurs, pourtant bien intentionnés du gaspillage, tendent à ignorer.

Les mêmes effets de masses et de manutention jouent évidemment au niveau de la production, l’agriculteur moderne ne passera pas des heures à sauver quelques kilogrammes de graines perdus si cela doit ralentir sensiblement l’ensemble du processus.

Enfin, au-delà de ces raisons techniques une autre question de société se pose. Par ces dispositions ne sommes-nous pas en train d’accepter et de valider la mise en place d’une société à deux vitesses, avec d’un côté des gens qui vivront de leur ressources et de l’autre une fraction non négligeable qui ne vivra que d’une aumône organisée ? Cette dichotomie est lourde de menaces et d’oppositions futures. Les uns se sentiront toujours plus taxés, les autres toujours plus dépendants. La lutte néanmoins bienvenue contre le gaspillage alimentaire nous donne une fois de plus l’occasion d’illustrer les dérives d’une société incapable d’offrir à tous un rôle et un revenu.

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commentaires

C
Merci pour ce clairvoyant propos qui illustre, bien au-delà du cas qui l'inspire, le mécanisme selon lequel, les meilleures intentions ignorent trop souvent l'arbre qui leur cache la forêt ainsi que les limites et les effets secondaires de leurs choix.<br /> L'écologie est dans ce cas, l'homme en ayant trop souvent une vision limitée, ou subordonnée à d'autres, notamment politiques (ce qui revient au même)..
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T
In cauda venenum (défendons le latin, sabre de bois!): tout est dit dans la dernière phrase. Une société réellement humaniste offrirait à tous un rôle et donc un revenu. Ni l'aumône des déchets des autres, ni le salaire justifié par le seul fait d'être en vie.
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