Il y a eu, il y a et il y aura encore une démographie de la misère. C’est-à-dire un trop grand nombre d’hommes pour un biotope, un territoire donné, et les ressources que nous pouvons en exploiter en fonction de notre organisation sociale et politique et de nos capacités techniques.
Cela, nous l’avons connu maintes fois. Au quatorzième siècle en Europe pour prendre un exemple dans le passé occidental.
Nous la voyons aujourd’hui, cette démographie de la misère, dans des pays comme Haïti ou dans d’autres pays pauvres qui sont l’objet d’une croissance démographique bien supérieure à l’augmentation de leurs ressources.
Nous la pressentons dans ce siècle en prolongeant les courbes de la démographie qui nous promettent d’être environ neuf milliards d’hommes au mitan du siècle, alors même que les ressources d’énergies faciles touchent à leur fin (nous avons passé le pic pétrolier probablement un peu avant 2010) et que les promesses alimentaires de la Révolution Verte, à base d’intrants chimiques, de mécanisation et d’optimisation simpliste des espèces travaillées, animales comme végétales, montrent plus que des signes de faiblesse. Comme si nous allions être pris à revers entre un monde d’hommes et de femmes toujours plus nombreux et dont l’idéal de vie se construit sur la généralisation du mode de consommation occidental, et une Terre qui ne pourra pas nous assurer durablement les ressources agricoles, minières, énergétiques, dont nous avons nécessairement besoin pour continuer à vivre ainsi.
Que se passera-t-il alors dans une Afrique habitée par deux milliards d’hommes, et que vantent aujourd’hui tant d’économistes ? Dans le sous-continent indien en route lui aussi vers les deux milliards ? Avec dans le même temps une planète mise à mal par l’acidification des océans, un réchauffement climatique moyen supérieur à 4 C° (cf. les prévisions du Giec pour 2060), et des ressources plus coûteuses à obtenir et à transporter ? Sans compter les effets de la crise sociale que vivront sans doute les anciens pays dominants des XIX et XXème siècles désormais contraints de partager plus équitablement les ressources de la planète avec les autres puissances et ainsi amener à diminuer le niveau de vie de leurs populations. Pouvons-nous croire sincèrement que tout cela se déroulera sans trop de heurts et de conflits, à l’image d’une retraite militaire bien ordonnée ? Ou dans une pagaille où les crises humaines ajouteront aux crises écologiques et aux batailles pour contrôler les ressources, désorganisant un peu plus un monde en manque ?
Notre avenir proche ne s’annonce pas comme une promenade de santé et nous pouvons bien comprendre que des démographes sérieux soucieux d’écologie lancent une alerte forte pour que, non seulement nous fassions évoluer nos modes de vie, mais aussi que nous commencions à entrer dans une période de décroissance démographique le plus rapidement possible afin d’éviter à l’humanité qui vient cette démographie de la misère.
Encore faut-il que leur message soit entendu. Et c’est là que les difficultés commencent. Comment faire passer une telle orientation dans des sociétés elles-mêmes héritières de civilisations multimillénaires construites avec l’idée qu’il était bon que nous soyons toujours plus nombreux ? Comment faire comprendre que nous avons passé un seuil et atteint les limites de la planète ? Et donc qu’il nous faut changer radicalement notre façon de voir. Que ce qui était vrai sous Ramsès II, Confucius ou Alexandre, et a fortiori au néolithique, ne l’est plus aujourd’hui ?
La tâche est rude, urgente, mais aussi délicate, comme toujours lorsqu’on touche à la fois à un fonds culturel partagé par des centaines de générations et à l’envie inscrite dans nos cellules de nous reproduire.
Et c’est là que les démographes responsables doivent faire preuve de prudence et savoir se dissocier le plus nettement possible de ceux qui vont jusqu’à considérer la disparition de l’humanité comme une bonne chose, de ceux qui n’hésitent pas à proclamer (1) avec Yves Paccalet ‘L’humanité disparaîtra … bon débarras !’. Sans compter aussi les dé-natalistes radicaux qui envisagent des divisions par dix du nombre d’hommes et de femmes sur Terre en dix décennies.
Ceux-là sont des individus dont la pensée politique peut se révéler dangereuse et doit être dénoncée et combattue comme telle.
D’une part parce que leur programme radical suppose concrètement, et même s’ils s’en défendent, soit des éliminations massives d’humains, soit des interdictions de procréer systématiques et généralisées impossibles à supporter pacifiquement par nos sociétés humaines, tant sur un plan individuel qu’économique et social. Ils ressemblent pour tout dire à ces militants acteurs ou complices de tous les totalitarismes du siècle dernier (2), qui n’hésitaient pas à sacrifier les hommes bien vivants à leur utopie meurtrière.
D’autre part parce que leurs positions antihumaines polluent et discréditent l’approche raisonnée des démographes responsables dont l’objectif, faut-il le rappeler, est d’éviter à la communauté des hommes les malheurs qui s’annoncent si nous croyons pouvoir impunément continuer à nous multiplier sans voir que nous avons atteint les limites écologiques de notre planète.
Pour éviter demain une démographie de la misère, il est aussi nécessaire de combattre sans faiblesse ces excités du contrôle extrême de la population, nouvelle misère de la démographie.
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1 : A noter toutefois que le contenu du livre d’Yves Paccalet ne reflète pas complètement ce que sous-entend son titre, qu’il faudrait plutôt comprendre comme un cri de désespoir au sujet d’une écologie qui ne réussit pas à imposer ses thèmes. Je persiste néanmoins à penser que toute allusion ‘homicide’ contribue à obscurcir un débat qui doit être guidé par la prudence et la rigueur intellectuelles, évitant toute provocation inutile.
2 : Un parallèle peut d’ailleurs être fait entre la volonté affichée de ces militants d’une décroissance démographique ultrarapide dans les faits mais insoutenable socialement sans dégâts considérables, et la volonté léniniste de ‘brûler les étapes’ sans se préoccuper des inévitables pesanteurs sociales pour établir au plus vite ‘un paradis socialiste’ qui s’est illustré par le goulag. Ou quand la radicalité rejoint ou n’exprime que le mépris de l’humain et de la vie… D’où aussi le choix du titre de cet article, en référence au débat entre Marx et Proudhon, qui a accompagné bien des questionnements et des réflexions sur les racines du totalitarisme.