De quoi le transport de marchandises d'aujourd'hui est-il le nom ?
Petite réflexion sur le transport de marchandises et l’écologie.
Quand Turgot accède au pouvoir* dans le plus grand et le plus peuplé pays d’Europe occidentale dans la seconde partie du XVIIIème siècle, il doit gérer un état régulièrement confronté à des crises alimentaires locales, ponctuelles, avec leurs corollaires : de brusques tensions sociales allant jusqu’à l’émeute et des effets sanitaires lourds sur les populations.
Des émeutes de la faim dans un pays moderne ! Il y a quelque chose à faire dans ce grand pays morcelé par des dizaines de douanes, où l’habitude est de garder ses grains pour soi, dans sa région, pour parer à la disette qui guette, quitte à ne savoir que faire d’une surproduction momentanée.
Turgot voit bien, de Paris, qu’un manque de grains en Bretagne pourrait être résolu par une bonne récolte en Limousin, bref qu’une régulation à l’échelle d’un grand pays peut être la meilleure réponse pour parer aux crises alimentaires. D’où une politique de démantèlement des douanes régionales pour accroître les échanges inter-régionnaux.
Dans cette logique, il était important de faciliter matériellement les transports de grains ; il ne fallait à aucun prix que le temps et le coût du transport empêchent la circulation de cette marchandise et réduisent à néant la mise à bas des obstacles réglementaires. Or l’état technologique du transport, basé sur l’utilisation de charrettes, sur le recours à une navigation fluviale limitée aux grandes rivières et à quelques canaux, et sur l’emploi de navires de commerce à voile dont l’âge d’or ne sera effectif qu’un peu plus tard, limitait les quantités transportables et supposait des effectifs humains non négligeables ; donc des coûts élevés à la tonne kilomètre.
C’est sans doute à ce moment que s’est forgée chez les économistes** l’idée que le coût élevé du transport de marchandise était un obstacle majeur au progrès de la société. Si la spécialisation internationale et la loi des avantages comparatifs sont des concepts positifs qu’il faut appliquer pour favoriser le développement économique, alors le coût du transport est un frein à la mesure de son importance.
Cela fait deux siècles que l’on fait tout, explicitement et implicitement, pour tendre vers zéro le coût du transport.
Les grandes infrastructures, comme les routes, les voies navigables, les ports et aéroports, ont vu leurs coûts de réalisation en grande partie ou en totalité socialisés par le biais d’une prise en charge par la collectivité, le plus souvent au niveau national via un grand ministère de l’Equipement. Et ces travaux ont été le plus souvent demandés par des élus locaux qui voyaient là le moyen de désenclaver leur territoire et d’assurer le développement économique local, par des élus locaux facilement oublieux des conséquences écologiques négatives de ces mêmes infrastructures.
Quant aux coûts de fonctionnement, les prix des péages n’ont que peu reflété la réalité ; un camion par exemple use l’autoroute 1000 fois plus qu’une voiture particulière mais ne paie en France que 3 ou 4 fois plus cher
Et l’énergie ? Faut-il rappeler que le kérosène des avions n’est pas taxé ***? Et que le gas-oil, carburant des poids lourds, a souvent fait l’objet de détaxes plus ou moins importantes*** ? Peut-être peut-on aussi parler des entreprises de transport routier de marchandises prises en étau entre des contraintes réglementaires, sécuritaires et logistiques de plus en plus fortes et des prix de vente qui n’augmentent pas, et dont la profitabilité en Europe occidentale est de plus en plus faible malgré le recours à des camionneurs venus de l’est et moins bien payés.
Cela fait deux siècles que le prix à la tonne kilomètre diminue en valeur pour finir par ne plus constituer un coût significatif. Résultat, la théorie posée par les économistes a joué à plein et a rempli ses promesses : croissance des échanges inter-régionnaux et internationaux d’une part et allocation des ressources portée à un degré extrême d’autre part.
Résultat, des salades traversent deux fois notre continent pour aller se faire laver dans un pays de l’est européen où la main d’œuvre est moins chère. Et on peut multiplier les exemples. Résultat, les camions encombrent nos routes et autoroutes, et les conteneurs nos ports et océans. Résultat, un nombre de plus en plus important d’hommes est affecté aux questions de transport et de logistique, et la consommation d’énergie fossile pour transporter tous ces produits, toutes ces matières, constitue une part majeure de la consommation mondiale.
Alors, Turgot et Ricardo ont-ils eu tort ? Evidemment non. Permettre des régulations sur quelques centaines de kilomètres, ou même quelques milliers, et se donner les moyens de les réaliser pour des biens essentiels à la vie des hommes, qui remettrait cela en question ? Qui nierait que le Kenya ou l’Amérique centrale n’ont pas quelques avantages comparatifs pour produire du café ?
Mais qui ne voit aussi qu’il y a quelque chose d’inacceptable à prendre en compte de simples variations de coût de main d’œuvre pour justifier des transports sur des milliers de kilomètres ; ici, nul avantage comparatif naturel, nul avantage comparatif culturel lié à une tradition et un savoir-faire, juste une différence financière de coût de main d’œuvre lié à un taux de change, à un niveau de développement économique différent, ou à un déséquilibre démographique.
Dans ce cas, il faut un frein et ce frein doit être et sera le coût, le vrai coût du transport de marchandise.
Un coût complexe qui devrait intégrer l’occupation de l’espace par les infrastructures, les frais effectifs d’amortissement, de maintenance et de rénovation de ces mêmes infrastructures, le financement des risques liés aux propagations involontaires comme ces insectes qui voyagent dans les pneus ou les conteneurs et peuvent déstabiliser gravement des biotopes, le financement aussi de la prévention des pollutions sonores, chimiques ou autres.
Sans oublier la problématique de l’énergie, car aujourd’hui nos transports fonctionnent au pétrole, que ce soit les avions avec le kérosène, les poids lourds et les cargos au gas-oil ; concrètement une taxe carbone significative devrait être prise en compte. Et le coût du transport de marchandise va nettement augmenter. Et ce coût de transport, élevé, forcément élevé, ce frein que certains peuvent sentir comme une brimade, ce frein, ce n’est que l’irruption du réel, c’est l’introduction de l’écologie dans l’économie.
Demain, dans un monde qui prendrait en compte la question écologique et les vrais coûts du transport de marchandises, tous les camions d’aujourd’hui n’auront pas été transformés en camions ‘verts’ fonctionnant à l’électricité ou à la biomasse. Ni les avions, ni les cargos. Bien sûr des améliorations peuvent être apportées ou généralisées : recours systématique à des bourses de fret intelligentes pour diminuer encore plus les retours à vide, camions avec des fonctionnements optimisés, remise en question du diktat du ‘juste-à-temps’ afin de faciliter une meilleure organisation des transports, etc., mais il n’y a pas de miracle et le rêve d’un transport de marchandises à faible empreinte écologique ne se substituera pas à la faillite du rêve d’un transport à coût quasi-nul. Le développement durable dans le transport de marchandise, c'est moins de marchandises transportées et moins de kilomètres parcourus.
La solution viendra en grande partie d’une diminution drastique des tonnes kilomètres effectuées grâce à la généralisation de process de production favorisant la proximité. Une relocalisation nécessaire dans une logique qui favorise les néga-kilomètres ou plutôt les néga-tonnes kilomètres Avec des solutions complémentaires comme le recours plus important aux voies maritimes fluviales ou ferrées, la mise au point de cargos à propulsion mixte majoritairement éolienne, peut-être l’utilisation de dirigeables sécurisés, et la suppression de cette aberration écologique qu’est le transport par avion de marchandises.
Mais, attention, ce monde qui se dessine est bien différent du monde des XIX et XXèmes siècle. Terminée, la vision, l’utopie d’un monde où la distance ne compte pas. Moins de transports de marchandises, plus de produits fabriqués localement, c’est plus de dépendance à l’égard de chaque territoire. Plus d’identité, plus de contraintes aussi et moins de déséquilibres. Ce n’est pas seulement moins d’ananas sur les tables occidentales, c’est aussi moins de population sur des territoires incapables de les nourrir. Un monde vraiment différent.
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* Louis XVI nomme Turgot au Contrôle général (le ministère des finances) le 24 août 1774.
** David Ricardo, théoricien du libre-échange, publie à London en 1817 Des principes de l’économie politique et de l’impôt, ouvrage qui suppose une circulation physique importante des biens.
*** Alors que même taxé, Jean-Marc Jancovici démontre que le coût de l’énergie fossile est ridiculement bas ; in Le plein s’il vous plaît, 2006 ed. du Seuil, co-écrit avec Alain Grandjean.
Cet article est le second d’une série de trois sur le thème du déplacement.
le prochain abordera la question du transport aérien.
le premier traitait de l'automoblie (aller à cet article)