Il y a eu les nouveaux philosophes, il y a les nouveaux écologistes. Des gens qui pensent que l’écologie est une chose trop sérieuse pour être laissée aux écologistes et s’invitent au débat. Economistes ou politologues, ils ont compris que la question écologique est et restera une problématique majeure dans le siècle. Ils sont pour une écologie raisonnable, rationnelle et positive. Ils veulent une écologie gestionnaire et efficace, et ils n’hésitent pas à critiquer voire à brocarder ces vieux écologistes indécrottables issus de la contre-culture, souvent passionnés de végétarisme et de décroissance. Pour un peu, ils les accuseraient d’avoir transformé l’écologie en un truc tellement indigeste que les écolos seraient un peu responsables du retard de nos sociétés à s’engager dans une logique de développement durable.
Les nouveaux écologistes, ce n’est pas une école, pas même un cercle de réflexion, juste une galaxie d’intervenants partageant une même culture économique et politique raisonnable. Et optimiste. Ceux-ci ont bien compris qu’une croissance matérielle infinie pose problème dans un monde fini, mais ils savent aussi que la science et la technologie sont là pour repousser les limites ; ils savent bien que l’histoire depuis 120 ans a continûment donné tort à Malthus et que l’homme moderne a plus d’un tour dans son sac pour contourner les contraintes physiques et sociales. Faire voler le plus-lourd-que-l’air ? Nous savons. Aller sur la Lune ? Nous savons. Faire de l’ingénierie sociale ? Nous savons. Gérer le trou d’ozone ? Nous savons. Quand nous voulons, nous pouvons.
Alors, ils sont bien d’accord pour remercier les écologistes d’avoir attiré l’attention du monde sur les limites de la planète, pour citer René Dumont à l’occasion(1), oui là-dessus ils sont d’accord, les nouveaux écologistes. Mais pas question d’aller plus loin, pas question de rentrer dans une logique de privation, ou pire encore de cautionner les discours catastrophiques qui ne pourraient que remettre en cause le fragile équilibre politique de nos démocraties et ouvrir la porte à on ne sait quelles aventures.
Pour les nouveaux écologistes, l’urgence c’est de mettre le paquet sur la voiture électrique, sur le ferroutage et sur le solaire photovoltaïque ou l’éolien, sans oublier pour beaucoup d’entre eux le nucléaire.
Leur idée de l’avenir : des déplacements en voitures ‘propres’ et en avions efficients, des habitats à énergie positive, une circulation des marchandises construites autour d’un réseau ferré intelligent et de lignes maritimes calculées, une place majeure faite à la recherche et développement ; leur idée du présent : un formidable défi à relever, avec des secteurs économiques entiers à inventer ou à reconstruire, un peu comme après une guerre. En un mot, derrière le greenbusiness, il y a de nouvelles Trente Glorieuses qui se profilent.
Ils ? Entendez Jean-Paul Fitoussi dénonçant ‘l’extrême écologique’(2), Christophe Barbier conseillant à Europe Ecologie d’abandonner leurs débats sur la croissance et défendant l’avenir politique d’une écologie positive(3), Philippe Jurgensen promouvant ‘l’économie verte’(4), Yves Thréard vent debout ‘contre une écologie pénalisante, négative, à l'image de la taxe carbone’(5), ou Jacques Marseille qui ne voit, dans les prémices d’un Etat écologique symbolisés par la taxe carbone, que la simple continuation de l’hyper-état français, bien peu sensible à la faible capacité d’arbitrage de ses citoyens(6).
Et peut-être peut-on aussi joindre à ces optimistes(7) que sont ces nouveaux écologistes ceux qui comme Philippe Frémeaux(8) ou Hervé Le Bras considèrent sans inquiétude majeure l’augmentation prévisible de la population mondiale à 9 milliards en 2050, en insistant sur la tendance à la baisse du nombre d’enfants par femme ? Ils défendent l’idée que l’alphabétisation des jeunes filles, le travail des femmes et un mode de vie plus urbain accentueront cette tendance : ainsi pourrions-nous échapper à toute nécessité d’une décroissance volontariste de notre démographie, si difficile à aborder dans nos sociétés marquées à la fois par l’injonction de croissance portée par les religions dominantes, par la politique nazie d’extermination mise en œuvre au siècle dernier, et par le refus de pouvoirs dictatoriaux comme l’est l’Etat chinois qui seul a osé promouvoir une politique autoritaire de contrôle des naissances.
Néanmoins les faits sont têtus.
Nous vivons dans un monde de plus en plus pollué par les gaz d’échappement de nos véhicules, les fumées de nos usines, les produits qui nous environnent au quotidien et la nourriture que nous absorbons, et nous commençons seulement à en voir les conséquences à travers la multiplication des allergies et des cancers, comme le dénonce le Professeur Belpomme qui nous somme d’agir ‘avant qu’il ne soit trop tard’ (9).
Nous vivons dans un monde où la biodiversité régresse formidablement, et cette régression handicape notre avenir.
Nous vivons dans un monde rongé par les tensions au sein des pays développés, avec des écarts qui s’accroissent si fortement entre riches et pauvres qu’ils bloquent l’établissement d’un vrai consensus. Et par des rancœurs et des tensions si profondes entre pays développés et pays pauvres ou émergents que tout effort partagé pour gérer notre planète est saboté par la prise en compte d’intérêts immédiats, dans un enchaînement impossible à rompre d’externalités négatives (10).
Nous vivons dans une société sans consensus où seule la croissance matérielle sert de ciment dans la logique mortifère d’un toujours plus sans cesse revendiqué.
Nous vivons dans un monde où nous nous croyons tout puissants car nous avons su faire voler des avions, aller sur la Lune et garantir un minimum de droits pour tous. Mais nous n’avons pas vu que tout cela n’a été possible que grâce à l’emploi de ce concentré d’énergie formidable qu’est le pétrole(11). Ce pétrole qui permet de s’affranchir des lois de la pesanteur, ce pétrole qui a remplacé la force physique de l’homme par les machines et permis de nous donner du temps pour apprendre, se cultiver, se distraire, se reposer, se soigner et inventer des objets que nos plus beaux contes n’avaient osé imaginer. Certes nous avons fait preuve d’intelligence, de sens du progrès et d’adaptation pour capter, maîtriser, utiliser cette énergie extraite des entrailles de la Terre, mais sans pétrole et sans énergie fossile nous ne sommes pas si puissants que nous voulons le croire.
Or nous touchons dans un même temps aux limites de la capacité de la Terre à absorber les gaz à effets de serre provenant de la combustion des énergies fossiles et aux limites des réserves de ces mêmes énergies.
Or nous vivons aujourd’hui dans un monde sans gouvernance efficace, avec une population mondiale croissante qui souhaite ardemment vivre sur le modèle occidental, et la Terre ne peut nous offrir les moyens de vivre à 9 milliards comme des américains, ni même comme des européens.
Concrètement nous n’avons plus les moyens d’une croissance verte. Ce qui aurait été imaginable dans les années 70 du siècle dernier, juste après la première grande prise de conscience écologique, dans un monde à 4 milliards d’habitants, ne l’est plus aujourd’hui(12).
Aujourd’hui, il nous reste à inventer et à mettre en place dans nos sociétés riches d’Occident un modèle de vie incroyablement économe par rapport au modèle actuel.
Si nous avons pour objectif de diviser par 5 nos rejets de gaz à effet de serre à l’horizon 2050, cela suppose une réduction de 4 % par an, sans oublier que dans ce domaine aussi la théorie des rendements décroissants s’applique. En clair, les gains de 4 % de la décennie 2040 seront bien plus difficiles à obtenir que les premiers gains. Une approche sérieuse voudrait donc que nous tentions une réduction supérieure à 4% les premières années.
Il y a une autre raison pour agir vite et fort.
Si c’est le modèle occidental qui sert de référence, alors il est urgent que nous mettions au plus vite en scène un modèle de vie basé sur la sobriété pour avoir une petite chance d’entraîner les déjà 3 milliards d’hommes qui veulent vivre demain comme le milliard que nous sommes. S’il faut frapper fort, alors il ne faut pas hésiter à abandonner dés demain ce qui ne nous est pas strictement nécessaire. Le transport aérien de marchandises ? Les voyages d’agrément d’un coup d’aile ? Les plats cuisinés pour lesquels nous dépensons 70 calories pour une seule ingérée ? Des centaines d’euros de jouets par enfant quand nos grands-parents se contentaient d’un seul, sinon d’une orange ?
Il y a un recentrage à opérer sur les choses importantes, la nourriture qui doit être bonne et exempte de produits toxiques, le logement qui doit offrir un cadre de vie sain et agréable, le travail qui doit s’effectuer de manière conviviale, le temps nécessaire pour se parler et vivre ensemble, pour construire des rêves. Ce modèle de vie n’est pas compatible, il faut le dire, avec un environnement économique qui nous pousse à détruire des véhicules âgés de 8 ans au nom d’éco-bonus, dans une logique de fonctionnement toujours basée sur des flux croissants(13).
Et ce n’est pas tout. Il nous revient aussi d’inaugurer dans un cadre démocratique la problématique d’une décroissance démographique. Nos pays d’Occident sont rarement autosuffisants sur un plan alimentaire et nous devons penser à laisser la place nécessaire pour les énergies non fossiles et pour ce que nous appelons les espaces utiles au maintien des équilibres naturels (zones sauvages, forêts, etc..). Si nous voulons vivre bien, en évitant par exemple d’avoir à choisir entre se nourrir et se déplacer comme on l’a vu lors du débat sur les agro-carburants, alors nous devons envisager d’être moins nombreux. Là encore, la puissance du pétrole nous a trompés en autorisant une agriculture intensive impossible à maintenir dans la durée.
Cette décroissance volontaire peut nous heurter ; elle pose le problème de l’ingérence du pouvoir, même démocratique, dans l’intimité du noyau familial(14) et nous y sommes d’autant plus sensibles que cela touche à notre pouvoir de procréation(15). Faut-il envisager une interdiction de dépasser un certain nombre d’enfants ? Permettre d’acquérir ou d’échanger un droit à enfanter, sur le modèle des droits à polluer dans une logique de marchandisation de la vie ? Jouer simplement sur les allocations familiales, comme le propose Yves Cochet ? Observons qu’aujourd’hui, nous avons mis en place un système qui ne fait pas payer aux familles le vrai coût d’un enfant ; autrement dit les pouvoirs publics s’ingèrent dans le choix des parents en faisant prendre en charge par la collectivité une grande partie des coûts liés à l’enfant, qui est en quelque sorte subventionné : enseignement gratuit, crèches et repas scolaires à prix réduits, application du mécanisme du quotient familial dans le calcul de l'impôt sur le revenu.
Cette décroissance démographique, peut non seulement nous prendre à contre-pied et renverser des habitudes pluri-millénaires, mais pose d’innombrables problèmes. Jusqu’ici nous n’avons pas pensé une société où nous serions moins : alors comment faire ? Comment gérer la transition démographique, avec beaucoup de personnes âgées et peu de jeunes ? Comment gérer les retraites ? Que faire des enseignants en surnombre ? Il y a beaucoup de questions à défricher et les réponses apportées seront aussi utiles aux pays hors Occident. Comment imaginer que le Bengladesh qui prévoit 250 millions d’habitants ne soit pas intéressé pour savoir comment ajuster sa population à des ressources durables ? Ou l’Inde ? Et tant d’autres…
Il y a les nouveaux écologistes, il y a la réalité. Il ne s’agit pas d’être catastrophiste. Il ne s’agit pas d’être irréaliste. Il s’agit simplement de prendre les problèmes à bras le corps, sans démagogie, sans se raconter d’histoire. En ayant conscience des extrêmes tensions qui traversent un monde qui a été occupé, colonisé et fasciné par l’Occident. Et qui veut sa part du gâteau, comme disent les enfants. Alors il nous reste, vite, très vite, ici et maintenant, à mettre en scène un modèle de vie le plus sobre possible, le plus joyeux possible, le plus désirable possible(16), dans une geste si fortement formidable que nous serons amenés à nous dépasser vraiment. Si nous voulons survivre … et vivre(17) !
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(1) René Dumont a été le premier candidat écologiste à la Présidence de la République en 1974.
(2) in Du grain à moudre, France-Culture le 05.01.2010
(3) in C dans l’air, jeudi 3 décembre 2009 Copenhague : plutôt verts que morts !
(4) in L’Economie verte paru en février 2009 aux éditions Odile Jacob.
(5) in Le figaro du 30.12.2009 ‘Sarkozy et le poison écologiste’
(6) in C dans l’air, 05.01.2010 La taxe carbone revient !
(7) Un bel exemple d’optimisme donné par Jean-Louis Caccomo, professeur à l'université de Perpignan in Les externalités, le marché et l’Etat : ‘Si la dynamique de croissance a pu, malgré tout, perdurer dans les pays développés, c’est que l’on est en droit de penser que les effets externes positifs ont été de nature à dégager les ressources permettant de compenser les effets externes négatifs. … la croissance a survécu au charbon, comme elle survivra sans doute au pétrole. Source : http://libertariens.chez-alice.fr/exters.htm
(8) Directeur de la rédaction d’Alternatives Economiques, pourtant défenseur de la taxe carbone et familier des thèses écolos depuis des années. Voir sa position sur la démographie, très proche de celle d’Hervé Le Bras, exprimée in C dans l’air, 21 décembre 2009 Copenhague se moque du monde
(9) Avant qu’il ne soit trop tard, professeur Dominique Belpomme, Fayard, février 2007
(10) Sur ce sujet, voir notamment Joseph E. Stiglitz, Principes d’économie moderne, de Boeck Université, Bruxelles, 2003.
(11) Sur ce sujet, voir notamment Le plein s’il vous plaît J-M Jancovici et A Grandjean, Le Seuil, février 2006.
(12) Voir sur le même theme Stern: Rich nations will have to forget about growth to stop climate change in Guardian Friday 11 September 2009 ; ou Un futur désirable sans croissance est possible, mais... Jean Gadrey, professeur d’économie à l’Université de Lille, in Entropia, octobre 2009. …
(13) Voir les développements de Cédric Lagandré sur ce même sujet. Il a publié récemment L’actualité pure : essai sur le temps paralysé aux PUF 10/2009 et La société intégrale chez Flammarion 09/2009.
(14) Ce point est bien souligné par Philippe Frémeaux in C dans l’air, 21 décembre 2009, précité.
(15) A contrario l’obligation de certaines vaccinations, qui disent tout de même que notre corps ne nous appartient pas complètement, ne nous choquent plus vraiment.
(16) Même Paul Aries, promoteur parfois un peu austère du thème de la décroissance, insiste désormais sur l’importance de rendre celle-ci désirable, voir Rendre la décroissance désirable interview à Libération en date du 02.05.2009
(17) En référence à la revue du même nom disparue dans les années 70, et au groupe éponyme constitué autour de Pierre Samuel.